« Ce qui se déroule depuis plus de deux ans déjà en Syrie n’a pas son équivalent dans la littérature moderne. »
Ce ne sont pas les exécutions sommaires, sauvages, cruelles, par les nazis des « Chiens rouges » – ces ouvriers russes cultivés d’un kolkhoze ukrainien – dont Malaparte fait une description si terrible dans Kaputt. Non. C’est plus terrible encore. Plus innommable. Plus barbare. Ce qui se déroule depuis plus de deux ans déjà en Syrie n’a pas son équivalent dans la littérature moderne. L’être humain y est vraiment « kaputt » : brisé, fini, réduit en miettes. Cette sophistication dans la cruauté est d’ailleurs une caractéristique du régime syrien, si bien décrite par Michel Seurat dans L’État de barbarie… avant que lui-même n’en fasse personnellement l’expérience…
Mais le centre d’intérêt n’est pas vraiment cette « esthétique de la cruauté », si l’on me permet d’oser cette métaphore empruntée à Antonin Artaud. Tous les régimes despotiques et totalitaires en ont fait usage, à un moment où un autre. Inutile de rappeler les témoignages, dans ce cadre, de Soljenitsyne ou Primo Levi, ou encore du journaliste thaï (récemment disparu) Dith Pran, rescapé des camps de la mort des Khmers rouges. Israël, à Jenine ou Cana, n’a pas fait beaucoup mieux, le peuple palestinien étant, dans ce cadre, une victime idéale. Les hommes de Bachar el-Assad poussent le « raffinement » un peu plus loin, c’est tout. Et nous pensions que cette violence systématique, emblématique d’un XXe siècle particulièrement ténébreux, était bel et bien révolue. Mais c’est mal connaître la dérive « minoritariste », qui n’a malheureusement rien à envier, dans l’horreur, aux nationalismes.
La dimension réelle de la crise syrienne n’est pas dans cet usage quasi inédit de cette violence plus que bestiale à l’égard d’une population civile. Elle est dans la réponse de l’humanité à cette violence.
Or le monde a délibérément choisi de fermer les yeux. Rarement l’Occident aura autant manqué d’empathie à l’égard d’une population civile abandonnée à des brutes sanguinaires. Le peuple palestinien en avait déjà fait les frais face à Israël. Mais cette absence totale d’empathie, de la part de ce que l’on continue peut-être à tort de qualifier de « communauté » internationale vis-à-vis du peuple syrien, est scandaleuse. Surtout de la part des États-Unis et du président Barack Obama. Celui qui n’a même pas pris la peine de se recueillir sur la tombe de Yasser Arafat lors de sa dernière visite à Ramallah – signe profond d’irrespect pour la lutte historique du peuple palestinien – méprise d’une manière éhontée, depuis plus de deux ans, le massacre brutal du peuple syrien, transformé en rebut de l’humanité. C’est à se demander si M. Obama est capable d’empathie.
Depuis deux ans, l’administration Obama ne vend que des paroles vaines au peuple syrien. La farce était bien bonne à Istanbul, en avril dernier, où John Kerry a promis des véhicules blindés et d’autres formes « d’équipements non létaux » et « défensifs », alors que ce dont les rebelles ont plus que jamais besoin, ce sont des missiles antiaériens et antichars… Les avions de guerre de Bachar el-Assad sillonnent le ciel syrien en toute immunité. C’est Guernica, ou encore Dresde, à chaque minute partout sur le territoire syrien, et tout le monde assiste impavide à ce spectacle obscène. L’Occident a décidé, au XXIe siècle, de laisser un tyran assiéger ses propres villes à coups de missiles… Ses chars détruisent tout, les villages et les villes ; l’exceptionnel patrimoine culturel syrien a été anéanti ou pillé, des millions de Syriens sont désormais sans toit, déplacés, chez eux ou dans les pays voisins… La rhétorique américaine est lamentable. Elle prétend que les armes devraient finir entre les mains des « personnes adéquates » ; en d’autres termes, il faut éviter qu’elles échouent chez les « jihadistes », l’autre nom utilisé pour signifier el-Qaëda… Quelle aberration, quelle hypocrisie d’utiliser un tel prétexte, au moment où Moscou et Téhéran inondent la Syrie d’armes en tout genre à destination du régime, où des techniciens et des combattants en provenance du Liban, d’Irak et d’Iran continuent d’affluer pour prêter main-forte à Assad dans ce massacre à grande échelle perpétré au quotidien contre le peuple syrien…
Plus de deux ans après le début de la révolution, Washington continue de briller par son manque d’empathie. Au lieu d’aider le peuple syrien à faire face à ses bouchers, il préfère reprendre son sempiternel sermon sur el-Qaëda. Parlons-en, d’el-Qaëda : qu’est-il réellement ? Un groupe d’individus, une organisation internationale en réseau, un parti sponsorisé par les Talibans afghans, avec un rôle intrigant des services de renseignements pakistanais ? Les États-Unis ne les ont-ils pas utilisés jadis contre les Soviets en Afghanistan ? Bachar el-Assad n’est-il pas lui-même à l’origine de ce fameux Jabhat el-Nosra, qui fait trembler tous les diplomates occidentaux d’effroi ? Ce groupe n’a-t-il pas été formé sous l’égide du régime syrien pour combattre les Américains en Irak ? Certains leaders des Talibans n’ont-ils pas été se réfugier en Iran à certains moments ? Al-Nosra, el-Qaëda… Autant de prétextes invoqués pour ne pas aider le peuple syrien. Rien que des mensonges et des marchandages de la part des grandes puissances sur les vestiges de la Syrie et sur les corps mutilés des activistes syriens. Tous des acteurs cyniques et impitoyables. Tout cela est dégoûtant. Cette antipathie du monde vis-à-vis du peuple syrien est écœurante.
Or la crise syrienne est avant tout d’ordre moral. Au nom de valeurs soi-disant « universelles », que l’Occident professe aux quatre coins de la planète depuis les Lumières, le monde a bougé pour les Bosniaques du Kosovo, a hurlé son effroi pour les chrétiens du Timor-Oriental. Plus récemment, il a sauvé Benghazi et, avec, la révolution libyenne, du tyran. En Syrie, des femmes et des enfants sont violés et massacrés tous les jours, des gamins broyés dans des machines à sucre, des jeunes torturés puis charcutés pour que leurs organes finissent sur le marché noir international… Mais cela n’émeut apparemment personne. Les Syriens sont des gueux, des reprouvés, des laissés-pour-compte… Par contre, la perspective lointaine d’une montée en puissance hypothétique des jihadistes, elle, mérite désormais qu’on « laisse les gens crever ». Que reste-t-il de ce fameux devoir d’ingérence à des fins humanitaires dont l’Occident avait fait son dada au siècle dernier, après le fameux cri lancé par Médecins sans frontières et Bernard Kouchner ? Kaputt.
Le message adressé implicitement par la communauté internationale au peuple syrien, dont le massacre se poursuit bruyamment sur tous les écrans de télévision du monde, est le suivant : « Vous êtes des non-êtres humains indignes de notre culture universelle, et nous sommes en fait des partisans du relativisme. Et puis, après tout, vous êtes trop loin… Pardon, mais nous sommes, en fait, des hypocrites. » Or la Syrie n’est pas aussi loin que l’Europe – qui essaie aujourd’hui de faire amende honorable en levant, beaucoup trop tard, son embargo sur les armes – le pense. La Syrie est aux portes de l’Europe. C’est le processus de Barcelone, lui, qui s’est définitivement éloigné de l’âme de l’Europe.
Durant mon voyage en avril à Belfast, où j’ai passé deux jours, j’ai rencontré un pasteur méthodiste qui avait été mandaté par le pouvoir britannique pour tenter de mettre fin au conflit entre protestants et catholiques en Irlande du Nord. Il devait superviser la mise hors-circuit des armes du Sin Fein, de manière à ce qu’elles deviennent « hors de portée et hors d’usage ». Je lui ai aussitôt demandé ce que cela voulait dire. « Je ne puis vous dire. J’ai prêté serment de garder le secret », m’a-t-il répondu, poliment. J’ai été tellement ému et impressionné par ce pasteur que je me suis demandé si, un jour, au Moyen-Orient, nous aurons la chance de pouvoir dialoguer, nous respecter, nous faire confiance et apprendre la patience, la paix. Je me suis engagé, depuis, à appliquer, dans ma vie et dans mes préceptes politiques, les principes de cet homme extraordinaire…
L’humanité, tout ce qui fait de nous des hommes, court à sa perte, et cette bataille historique morale se joue aujourd’hui en Syrie, à Homs, Deraa, Alep, Damas, Soueyda. Et à Qousseir. Le monde, lui, est inéluctablement aveugle, comme les protagonistes du roman de José Saramago… Qu’à cela ne tienne, en dépit de cette fin de l’humanité, le peuple syrien finira par remporter la victoire et transcender ainsi ses souffrances, l’ignorance et le mépris. Il prendra alors, par la vie, sa revanche sur les horreurs commises à l’égard d’Ibrahim Ach’ouch dont on a tranché la gorge, de Hamza el-Khatib, des enfants de Deraa, des centaines d’enfants tués au cours du conflit, et des mères en souffrance. Le droit et la dignité prendront le dessus sur l’oppression et la dictature.
Le peuple syrien se souviendra de ceux qui l’ont soutenu et de ceux qui l’ont opprimé. Comme l’écrit Saramago dans Le Dieu Manchot : « Personne n’est sauvé, personne n’est damné. C’est un péché de penser ainsi. Le péché n’existe pas, seules existent la mort et la vie. » Et la vie finira irrémédiablement par l’emporter.
La fin de l’humanité
Conclusion de cette grandiose dissertation littéraire: Il faut renverser par un coup d’Etat mené par la canaille nazie-terroriste en noir le gouvernement légitime de Saad Hariri et le remplacer par un gouvernement constitué par les « brutes »-mêmes de la dissertation, afin de les aider, si besoin en était, à mieux et davantage encore perpétrer les abominations de la dissertation.
Une chose est sûre: L’auteur de la dissertation aura son bac.
Mais il n’aura certainement pas le Premier prix de la cohérence (ni, encore moins, celui du courage politique).