Plus d’un observateur s’interroge sur la frilosité des hiérarchies chrétiennes du Levant/Machreq face à la dynamique des soulèvements arabes, surtout en Syrie. Les prises de position de certains prélats demeurent inexplicables en apparence. Pourquoi une telle frilosité et pourquoi une telle recherche d’un protecteur, fut-il un tyran sanguinaire ? Pourquoi privilégier l’identité au détriment du témoignage ?
En Orient, la chute de Constantinople en 1453 a eu des conséquences inattendues sur la vie sociale des chrétiens dans l’empire Ottoman. Les chrétiens furent organisés en « millets », ou « nations », en fonction de leurs divisions historiques en églises chalcédoniennes (byzantines) et non-chalcédoniennes (arméniens, syriaques, coptes, assyriens). Les fidèles de l’église latine, quant à eux, relevaient des traités de capitulation. La gestion de ces « nations/millets » fut confiée à la hiérarchie cléricale au nom du Sultan. Le « patriarche » devenait automatiquement un ethnarque aux pouvoirs étendus et recevait une dignité palatine, celle de pacha à deux queues. Ainsi, les « nations » chrétiennes acquirent une identité organique, une assabiya ou esprit de corps qu’elles confondent avec l’identité collective historique qui est d’une autre nature. Simultanément, le pouvoir séculier du clergé connut un développement important.
Au sein de ces matrices organiques, les chrétiens orientaux reçurent la modernité occidentale sans toutefois se laisser imprégner par le concept central de la modernité, celui du « sujet autonome ». Au sein de leurs millets traditionnels, c’est la hiérarchie cléricale qui est demeurée la gardienne et la garante de l’esprit de corps de la nation. Au sein de chaque millet, d’autres subdivisions organiques apparurent dans la foulée du mouvement dit uniate qui vit une partie des fidèles de ces églises accepter de rejoindre le giron de l’église romaine tout en gardant leurs usages et, surtout, en se différenciant en un corps social distinct. Nous appelons aujourd’hui ces entités organiques taïfa qu’on traduit par « communauté ». Au sein de chaque taïfa, le chef résume à lui tout seul toute l’identité collective ; le groupe étant souvent perçu comme le corps de ce chef (prélat, notable etc…).
Ce sont ces considérations qui expliqueraient, en grande partie, la résistance voire le désarroi des chrétiens face aux soulèvements actuels de leurs concitoyens des pays du Levant. Les « nations » traditionnelles ont de la difficulté à sortir du giron de l’ancien millet car c’est ce cadre qui leur a conservé une identité culturelle et quelques privilèges sous les Ottomans. Mais force est de constater que cela ne marche plus et qu’il devient urgent et salutaire que les chrétientés levantines se lancent, selon l’heureuse expression de Samir Frangieh, dans un authentique printemps chrétien.
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La question est : quoi faire et comment ? La réponse réside en un maître-mot : Sécularisation. A l’image de leurs congénères d’Occident, les chrétientés orientales sont appelées à mettre fin à cette vie collective morcelée au sein d’entités organiques, en entreprenant loyalement un travail de sécularisation qui les prémunirait contre la tentation mortelle du repli sur soi. Il s’agit là d’un projet à long terme de construction d’une « société sécularisée » devant mener à un « Etat séculier » ou dawlat douniawiyya et non un « état civil » ou dawlat madaniyya dont on parle beaucoup mais dont nul n’est capable d’en donner la moindre définition.
Un tel processus commencerait idéalement au Liban où le cadre de Taëf autoriserait une telle évolution chrétienne. Cette sécularisation implique deux niveaux :
• En tant qu’individu, le chrétien ne peut être qu’un citoyen de son pays et l’allégeance va à l’Etat de ce pays avant la communauté/nation.
• En tant que groupe ayant des histoires et des traditions particulières, les chrétiens appartiennent au Machreq/Levant qu’ils ont façonné au même titre que leurs frères musulmans, juifs etc …Ils avaient initié une première nahda culturelle et avaient simplement importé des concepts politiques forgés en Europe qu’ils ont essayé de transposer en Orient. Ils peuvent aujourd’hui être la locomotive d’une deuxième nahda politique originale. Il leur appartient d’être solidaires des peuples et des cultures du Machreq en témoignant pour les valeurs traditionnelles du Levant : vivre-ensemble, cosmopolitisme, urbanité, etc.
Le projet de sécularisation commence par l’instauration du mariage civil optionnel qui est une priorité. Dans l’espace public, on ne voit pas pourquoi les chrétientés doivent maintenir le morcellement organique instauré par les Ottomans : maronite, roum orthodoxe et catholique, syriaque orthodoxe et catholique etc. Taëf instaure la parité entre chrétiens et musulmans sans faire référence aux subdivisions. Il est temps de se libérer du morcellement sectaire. Peu importe qu’un député soit syriaque ou maronite, il lui suffit d’être chrétien. La société chrétienne libanaise serait mûre pour effectuer un tel dépassement.
Un réseau adéquat, émanant des sociétés civiles levantines permettrait aux chrétiens de proposer, sur un plan collectif, leur vision d’une dawlat douniawiyya ou Etat séculier. Cette vision de la sécularisation est fondée sur trois principes intangibles :
• Respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective
• Autonomie du politique, et de la société civile, à l’égard des normes religieuses et idéologiques.
• Non-discrimination directe ou indirecte envers les êtres humains
Ces trois principes fondamentaux doivent pouvoir s’appliquer à tous les débats portant sur le statut personnel, le droit de la femme, le droit de l’enfant, les droits des populations migrantes ainsi que le droit de croire ou de ne pas croire en une réalité transcendante.
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* Beyrouth
Rédigé en ce jeudi 26 juillet 2012