Clôturant une série de discrètes ouvertures de son pays vis-à-vis de la communauté internationale laissées sans réponse, une récente prise de position du vice-ministre syrien des Affaires Etrangères, Faysal Miqdad, a offert une nouvelle illustration du principe déjà souvent observé, selon lequel la politique étrangère de la Syrie ne constitue ni un complément, ni un prolongement de sa politique intérieure, mais un dérivatif, une alternative ou un refuge, auquel le régime en place a recours chaque fois qu’il se trouve en difficulté à l’intérieur.
Jeudi 26 mai, un projet de résolution a été soumis au Conseil de Sécurité de l’ONU. Il n’envisageait aucune intervention dans ce pays, mais il proposait de condamner l’extrême violence utilisée par le régime syrien dans la répression des manifestations pacifiques qui se déroulaient en Syrie depuis deux mois et demi. Quelques jours plus tard, le 30 mai, Faysal Miqdad accusait les principaux instigateurs de ce texte, la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis, de chercher à « imposer leur hégémonie sur la Syrie, et d’utiliser l’ONU comme un moyen de rétablir le colonialisme et de justifier leurs ingérences ».
Le vice-ministre des Affaires Etrangères faisait ainsi allusion aux accords Sykes-Picot. A l’origine du partage du Moyen Orient en zones d’influences entre la Grande-Bretagne et la France, ces accords de 1916 constituent pour la Syrie une faute originelle impardonnable. Mais elle en fait un usage sélectif : elle les exhume en périodes de crise pour les remiser au placard lorsque que Bachar Al Assad est admis à siéger sur l’estrade du 14 juillet à Paris, et elle les passe sous silence aussi longtemps que Damas garde l’espoir d’un retour en grâce auprès de Londres et de Washington. Cette sortie de Faysal Miqdad s’expliquait en réalité par le constat amer, de la part des Syriens, que les gestes de bonne volonté qu’ils avaient consentis au cours des quelques semaines écoulées, dans l’espoir d’apaiser le mécontentement de ces mêmes puissances et de prévenir un surcroit de condamnations infamantes, par les Etats-Unis et l’Union Européenne, n’avaient pas produit les effets escomptés.
De quoi s’agit-il ?
Sous la plume de son correspondant à Damas Johnny Abo, le quotidien libanais Al Nahar avait d’abord révélé, le 20 mai, que les autorités syriennes avaient remis aux gouvernements français et américain, une semaine plus tôt, « un programme écrit de réforme ». Il comprenait « des projets et des idées de réformes radicales dans tous les secteurs, à mettre en œuvre d’ici 2014 ». A cette date, les Syriens qui le voudraient seraient autorisés, pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir du parti Baath en 1963, à faire acte de candidature à la présidence de la République. En recevant ensemble les ambassadeurs de France et des Etats-Unis, un « haut responsable politique et sécuritaire », autrement dit le général Mohammed Nasif Kheir Bek, adjoint du vice-président Farouq Al Chareh pour les affaires de sécurité, leur avait « affirmé l’engagement de son pays à appliquer à la lettre le contenu du document » qu’il leur avait remis.
Quelques jours plus tard, dans une conférence de presse tenue à Damas au terme d’un entretien téléphonique avec son homologue russe Sergei Lavrov, le ministre syrien des Affaires Etrangères, Walid Al Moallem, affirmait que la Syrie était prête à reprendre les négociations avec Israël, à condition que cela n’entraîne pas de conséquences préjudiciables pour les Palestiniens. Elle était également ouverte à une participation à la conférence de paix que Moscou entendait organiser, si la question du plateau du Golan occupé figurait à l’agenda de cette rencontre.
Le 30 mai, on apprenait enfin que le gouvernement syrien avait fait parvenir à l’Agence Internationale de l’Energie Atomique une « lettre secrète » dans laquelle il se disait prêt à coopérer sans restriction avec l’Agence, dans l’enquête concernant la construction par la Syrie d’un réacteur non déclaré sur le site d’Al Kibar, sur la rive septentrionale de l’Euphrate. Depuis son bombardement et sa destruction par l’aviation israélienne, en septembre 2007, l’AIEA n’avait été autorisée qu’une seule et unique fois à se rendre sur les lieux, entre temps profondément remaniés, comme si la Syrie avait tenté de faire disparaître toutes traces d’une éventuelle activité proliférante. Cette démarche depuis longtemps attendue faisait suite à un rapport confidentiel de l’Agence, qui avait finalement établi que le site abritait un « réacteur nucléaire ». Elle visait à désamorcer les conséquences de cette découverte, dont les Américains insistaient pour qu’elle soit transmise au Conseil de Sécurité pour suite à donner, autrement dit pour permettre l’adoption de sanctions contre la Syrie.
« La Syrie ne se soumet jamais aux pressions » ?
Cet ensemble de faits démontre que, contrairement à ce qu’il affirme avec constance, le régime syrien n’est pas insensible aux pressions extérieures. Pour se maintenir en place, contre les sentiments d’une population dont on mesure enfin aujourd’hui le degré de désaffection à son endroit, il est prêt en réalité à faire tout – plus exactement à « promettre » tout… en espérant que des jours meilleurs le dispenseront de tenir ses engagements – ce qui lui apparaît de nature à satisfaire les puissances : entreprendre les réformes intérieures qu’elles souhaitent, reprendre les pourparlers de paix avec les Israéliens qui leur permettront de le considérer comme un interlocuteur responsable, révéler la nature exacte de ses programmes militaires les plus secrets… Mais cette attitude conciliante a une condition : que ces mêmes puissances lui permettent de nier la réalité, pour lui sauver la face devant sa population et pour préserver l’image de « héraut du nationalisme arabe » que Bachar Al Assad imagine avoir hérité, avec son autorité sur la Syrie, de son père Hafez Al Assad.
La preuve ? Le 31 mai, toute honte bue, le même Walid Al Moallem a effectué à Bagdad une visite inattendue, au cours de laquelle il a supplié les autorités irakiennes de « servir d’intermédiaires avec les Américains dans la recherche d’une solution à la crise en Syrie ». Au cours d’un entretien avec le chef du gouvernement irakien, Nouri Al Maliki, il a affirmé que, « en échange d’un allègement des pressions internationales qui s’exerçaient sur elle, la Syrie s’engagerait à mettre en œuvre des réformes ». Il attendait de son interlocuteur qu’il lui « fasse connaître les réforme dont l’Occident attendait l’application et lui indique d’où elle devait se lancer dans cette entreprise ».
Une telle demande est à tout le moins paradoxale. Est-ce aux Américains et aux autres de dire ce que doit faire le régime syrien, comment il doit procéder et par où il doit commencer ? S’il acceptait de sortir de sa cécité et de prêter l’oreille à sa population, au lieu d’accuser de comploter contre lui ceux qui s’indignent d’un comportement « d’une horreur encore jamais vue », selon l’expression de Human Rights Watch, cela fait longtemps qu’il saurait ce que veulent les Syriens qui descendent chaque jour dans les rues, aux quatre coins du pays : la suppression définitive et non la transformation de l’état d’urgence ; la mise au pas des services de renseignements dont le comportement contribue à l’insécurité et à la division de la société syrienne ; la reconnaissance des droits des individus et des différentes communautés qui composent le pays ; l’autorisation de créer des partis politiques, des syndicats autonomes, des associations indépendantes ; la possibilité de tenir des élections libres et de disposer de médias indépendants ; la lutte contre la corruption et les passe-droits qui commence par la tête du régime et ne s’attaque pas aux plus démunis… Autrement dit, la transformation de « l’Etat de barbarie » en un véritable état de droit.
http://syrie.blog.lemonde.fr/