errière l’entrée de son luxueux appartement, au palais du tribunal, dans l’enceinte même du Vatican, une barrette pourpre posée sur un plateau d’argent indique, selon la tradition romaine, que le cardinal est présent et vous attend… Trajectoire étonnante que celle de Jean-Louis Tauran, pur produit de l’école laïque française devenu « Prince de l’Eglise », ministre des affaires étrangères de Jean Paul II, puis – en fonctions depuis le 1er septembre 2007 – président du dicastère (ministère) du dialogue interreligieux. Benoît XVI lui a demandé de renouer le dialogue de l’Eglise catholique avec l’islam, un an après le séisme provoqué le 12 septembre 2006 par le discours du pape à Ratisbonne (Allemagne). Une citation sur la violence propre à l’islam avait alors enfiévré le monde musulman.
L’ampleur de la tâche ne semble pas troubler cet homme apparemment fragile, mais au tempérament placide et à la résolution de fer. Elève au lycée Michel-Montaigne de Bordeaux, ce fils d’une famille aisée de négociants, non pratiquante, répondait au questionnaire de rentrée que son projet était de devenir… prêtre. « Je n’ai jamais reçu la moindre remarque moqueuse », observe-t-il. Il fait une expérience de vicaire de paroisse à Bordeaux, mais ce sujet brillant est vite happé par Rome, où il fait ses études à la prestigieuse Grégorienne des jésuites. Licencié en philosophie, en théologie, en droit canon, il est propulsé à l’Académie ecclésiastique qui, depuis trois siècles, forme les diplomates de l’Eglise.
Sa carrière diplomatique le conduit en poste à Saint-Domingue, puis à Beyrouth de 1979 à 1983. De son passage au Liban en guerre, Jean-Louis Tauran retient : « Le Liban est un laboratoire de sciences politiques. C’est là que j’ai tout appris de la richesse et de la complexité du Moyen-Orient. » Il y a aussi appris à connaître les chrétiens des pays arabes dont la situation précaire n’est pas un mince enjeu dans le dialogue avec l’islam dont il a aujourd’hui la charge.
Rappelé à Rome à la secrétairerie d’Etat – l’exécutif du Vatican -, il sera de toutes les conversations liées au processus d’Helsinki sur les droits de l’homme. De Stockholm à Vienne et à Budapest, dans l’ombre des cardinaux diplomates de l’ère Paul VI et Jean Paul II – Agostino Casaroli, Achille Silvestrini -, le jeune Tauran assiste à l’effritement de l’empire communiste, rencontre Gorbatchev et des « idéologues » qui discutent avec lui de Bach et de Mozart, mais s’effraient quand il leur parle de liberté d’expression des croyants.
Cette expérience foisonnante le conduit, en 1990, au troisième étage du palais apostolique, le « saint des saints » des collaborateurs les plus proches du pape à la Curie, le gouvernement de l’Eglise. Chaque mercredi soir, Jean Paul II reçoit en audience son « ministre des affaires étrangères ». Ils font un tour de la situation internationale, préparent les audiences de chefs d’Etat, mais assez vite la conversation dérive vers l’histoire ou la littérature.
« Je lui parlais de Pascal. Lui de Levinas, qui le fascinait, ou de Descartes », se souvient Jean-Louis Tauran, qui chérit la mémoire d’un pape doté d’un solide sens de l’humour, capable de passer d’une langue à l’autre, prenant ses principales décisions « à genoux en prière dans sa chapelle ». Il est témoin de sa « douleur » pendant la guerre de Bosnie : « Le XXIe siècle commençait comme le précédent, avec les guerres, les camps de concentration et la purification ethnique. »
Cardinal de Curie, grand commis de l’Eglise, Jean-Louis Tauran veut aujourd’hui servir Benoît XVI avec la même rigueur que son prédécesseur. Dans le monde feutré du Vatican où les appétits de carrière et les batailles de clan ne sont pas absents, il fait sienne la parole de François de Sales : « Ne jamais rien demander. Ne jamais rien refuser. » Aussi, quand après la polémique de Ratisbonne et sa visite à la Mosquée bleue d’Istanbul en novembre 2006, Benoît XVI le sollicite pour prendre la tête du Conseil pour le dialogue avec les religions non chrétiennes, islam, bouddhisme, hindouisme – mais pas le judaïsme, traité ailleurs à la Curie -, Jean-Louis Tauran sait que le terrain est miné, mais il ne se dérobe pas.
Venus d’Egypte, du Liban, du Maghreb, de Libye, du Golfe, des télégrammes d’encouragement s’empilent sur son bureau. « Je suis impressionné par cet islam modéré en révolte contre l’islam barbare des terroristes, et qui ne demande qu’à pouvoir s’exprimer. »
Pas plus que le pape, il ne croit à un « dialogue théologique » entre chrétiens et musulmans. Il se souvient avec amusement d’une conversation à la gare de Bordeaux entre deux jeunes dont l’un, d’origine maghrébine, demandait à son copain d’origine française : « Explique-moi, toi, comment Dieu peut avoir un fils et comment ce fils peut devenir un homme ! » L’incarnation et la Sainte Trinité sont des dogmes aussi incompréhensibles pour un musulman qu’est insaisissable pour un chrétien le dogme musulman selon lequel le Coran a été directement dicté par Dieu et ne peut être interprété.
Pas de dialogue doctrinal, donc, mais un « dialogue existentiel » entre les religions monothéistes est possible. C’est même une « nécessité vitale » et il passe par des échanges à caractère culturel, politique, historique, humanitaire. « Dans les aéroports, je suis toujours frappé de voir des fidèles musulmans se prosterner pour faire leurs prières quotidiennes, dit Jean-Louis Tauran. Les chrétiens ont sans doute à apprendre d’eux dans l’expression publique de la foi. Nous avons peut-être à leur apporter notre expérience sur les droits de l’homme, la liberté de conscience, une saine notion de la laïcité. »
Dialoguer, mais avec qui ? L’histoire du dialogue des religions est empoisonnée par l’absence d’interlocuteurs musulmans qualifiés et représentatifs. Le cardinal Tauran ne l’ignore pas, mais il veut partir à la recherche de jeunes universitaires musulmans modérés. Ou de responsables éducatifs, car « c’est sur les bancs de l’école que commence l’apprentissage de la tolérance ». Ce diplomate sait aussi pouvoir compter sur l’expérience des nonces à l’étranger, des centres culturels, universités et écoles chrétiennes présentes dans les pays musulmans.
Le chantier paraît immense. Jean-Louis Tauran ne dispose à la Curie romaine que d’une douzaine de collaborateurs, mais il se dit soutenu par le pape, qui ne lui a donné que cette consigne : dialoguer, sans jamais céder au « relativisme », ni à l' »intolérance ». Autrement dit, conclut-il, pas question d’affirmer que toutes les religions se valent, mais crier bien haut que « tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, cherchent Dieu ont la même dignité ».
Parcours
1943
Naissance à Bordeaux (Gironde).
1969
Ordonné prêtre à Bordeaux.
1990
Nommé par Jean Paul II secrétaire à la section des rapports avec les Etats.
2003
Créé cardinal par Jean Paul II.
2003
Nommé archiviste et bibliothécaire du Saint-Siège.
2007
Président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-955229,0.html