Un policier iranien discute avec une Iranienne dans une voiture de police. Elle a été arrêtée en raison de sa tenue « inappropriée » lors d’une manifestation.
AFP.
NI PANCARTE ni comité d’accueil à l’entrée de cette tour ultramoderne, perchée sur les hauteurs de Téhéran. Juste un digicode, dont la formule secrète n’a été révélée que la veille, par SMS, à une centaine d’invités, hommes et femmes, triés sur le volet. Une fois passé le porche en fer, un jeune brunet en blue jeans vous fait discrètement signe de descendre les marches en marbre qui mènent au parking souterrain. Et là, comme une lumière inattendue au bout du tunnel, ce nez à nez impromptu avec un des spectacles les plus ébouriffants de la capitale du voile obligatoire : le déhanché gracile d’une grappe de jeunes mannequins, mèches peroxydées, talons aiguilles et splendides robes de soirée en satin et soie sauvage. Le tout au rythme d’une musique orientale techno transe mixé par un DJ, assis au fond de ce sous-sol décoré d’un tapis rouge central. Dehors, la police des moeurs fait la chasse aux « mal voilées ». Mais derrière les murs de cet espace éphémère, on se croirait à New York ou à Paris.
Coups de fouet
« C’est vrai qu’on prend des risques. Mais ça vaut quand même la peine… », clame Sadaf, la jeune créatrice de mode à l’origine de ce défilé de mode underground. Elle n’est pas à l’abri – elle le sait -, d’une descente de miliciens. En ces temps de répression renforcée, les gardiens de la morale islamique veillent plus que jamais au grain. Les peines encourues ? « La prison, une lourde amende à payer. Et parfois, les coups de fouet… », murmure-t-elle.
Mais du haut de ses trente ans et de ses chaussures à talons, Sadaf a préféré, ce soir-là, laisser ses craintes au vestiaire, juste à côté des foulards des convives. Elle n’a pas le choix. Pour survivre aux restrictions imposées par la République islamique, sa génération a dû apprendre à slalomer entre les interdits. En se créant, en douce, des petits espaces de respiration : soirées underground, concerts privés, galeries d’art en sous-sol.
« On se confectionne tous des bulles, des îlots de liberté », souffle Ehlam, 21 ans, une des huit mannequins de la soirée. Elle est bien placée pour le savoir. ہ Téhéran, où la plupart des modèles en plastique qui ornent les vitrines des boutiques ont les seins coupés, son métier est banni par les religieux au pouvoir. Et pourtant… le déhanché à la Fashion TV – captée clandestinement grâce à la parabole, et branchée 24 heures sur 24 dans le salon parental -, n’a aucun secret pour cette fan de Christian Dior. « ہ force de regarder les chaînes de mode, j’ai fini par apprendre », sourit la jeune pin-up, qui reconnaît avoir pu compter sur la complicité de son petit frère. « Je lui donne mon téléphone portable, et il me filme avec la petite caméra intégrée pendant que je défile devant le miroir », dit-elle, en explosant de rire.
A l’écouter, dans l’intimité de ce sous-sol improvisé en maison de haute couture, on en oublie, tout d’un coup, les portraits austères d’ayatollahs enturbannés qui ornent les murs de Téhéran. Oubliés, également, le dossier nucléaire, les sanctions onusiennes et les déclarations fracassantes du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad. « La politique, on a déjà donné, et ça ne sert à rien », tranche Keyvan, 29 ans, un des invités. Comme beaucoup de jeunes (70 % des Iraniens ont moins de 30 ans), il a cru, en 1997, au changement, en votant pour un religieux modéré Mohammad Khatami. Il a suivi de près les nouveaux débats politiques, le boom de la presse, les manifestations étudiantes. Déçu par les réformes avortées, il a boycotté les dernières élections, remportées à la faveur de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, en juin 2005. « Depuis, je ne lis plus un seul journal et je m’éclate en soirée », dit-il. Un luxe qui reste, bien sûr, réservé à une minorité huppée des beaux quartiers du nord de Téhéran. Mais qui symbolise, à sa façon, les frustrations d’une jeunesse en quête d’échappatoires.
Rock sur Internet
A l’école du cache-cache avec les interdits, Kamran et Mamrez font figure de premiers de la classe. Dans cette salle à manger transformée en studio d’enregistrement, les deux jeunes stars grimpantes du rock underground sont en pleine répétition. Pas pour un concert public, proscrit pour des musiciens de leur trempe. Mais pour la sortie de leur prochain album… qui sera vendu sur Internet. « Les nouvelles technologies, ça nous offre une incroyable liberté… Mais le gouvernement commence à vouloir renforcer son contrôle sur le Web. Alors, tant qu’il est encore temps, on en profite », glisse Kamran. Et si, un jour, un voile noir finissait par s’abattre sur la Toile virtuelle, les deux compères peuvent compter sur une bonne vieille méthode : la diffusion de leur CD sous le manteau.
Cette technique bien rodée constitue le fonds de commerce de Reza, un jeune disquaire du centre de Téhéran, spécialisé, plus particulièrement, dans la vente de copies pirates de films hollywoodiens, qu’il camoufle derrière son comptoir. « Little Miss Sunshine, Spiderman, Harry Potter… Pour l’équivalent de 3 euros, je vous dégotte le dernier film en date », assure-t-il. Reza dispose d’un excellent réseau de copains, qui lui rapportent de leurs voyages les derniers films dans l’air du temps. « Il y a un mois, la police m’a pris sur le fait et j’ai dû mettre la clef sous la porte pour un mois… J’ai vécu dans cette ambiance depuis mon enfance. Alors, on s’habitue, et on rebondit », dit-il.
Par les temps qui courent, les rebelles de la nuit doivent pourtant redoubler de prudence. « J’ai visité 8 endroits avant de pouvoir convaincre le propriétaire de cet immeuble de nous laisser organiser ce défilé », confie Sadaf, la créatrice de mode. L’adresse du lieu, tenue au plus grand secret, n’a jamais été révélée lors de ses conversations téléphoniques avec les mannequins. « Ce soir, on a tous la trouille », confie Parastou, une des spectatrices, tout en dévorant du regard les minijupes qui défilent sous ses yeux. « Mais franchement, ça fait du bien d’enfreindre la loi », ajoute-t-elle, avec un sourire crispé.
http://www.lefigaro.fr/international/20070821.FIG000000127_les_miliciens_iraniens_s_en_prennent_a_la_jeunesse_doree.html