Islam et non-violence : Jawdat Saʿïd, le Gandhi syrien

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Par Florence Ollivry-Dumairieh, doctorante en Sciences des Religions. Université de Montréal (FTSR) ; Ecole Pratique des Hautes Etudes (LEM).

Une première version de cet article a été publiée le 26 août 2015 sur le portail de l’association Syrie Moderne Démocratique et Laïque, dont on pourra découvrir les publications et activités en suivant ce lien : http://www.syriemdl.net/islam-et-non-violence-jawdat-sa%CA%BFid-le-gandhi-syrien/


 La sauvagerie et la terreur répandues par l’Etat Islamique et autres groupuscules prétendant tuer «au nom de l’islam » peuvent parfois engendrer dans nos esprits un amalgame équivoque entre «islam» et «violence». Pourtant, l’existence de ces individus fanatiques ne doit pas nous faire ignorer la richesse d’une tradition qui, au cours du dernier siècle, a également fécondé la réflexion de grands penseurs et réformateurs[1]. Parmi eux, nous évoquerons ici la figure de Jawdat Saʿïd, celui que ses compatriotes ont surnommé le « Gandhi syrien», et qui, depuis les années 1960, a développé le concept de non-violence (lā ʿunf) en islam.

Syrien d’origine tcherkesse, né en 1931 à B’ir ʿAjam, dans le Golan, Jawdat Saʿïd a étudié à Al-Azhar durant une dizaine d’années. De retour en Syrie, il est arrêté à plusieurs reprises pour ses activités intellectuelles et son activisme politique et se trouve finalement dépossédé du droit d’enseigner.

En 1966, il publie un livre[2] dans lequel il situe sa pensée dans la tradition de réformistes tels ʿAbd al-Raḥman al-Kawākibī (m. 1902) ou encore Muḥammad Iqbāl (m. 1938). Ce texte, en forme de réponse aux écrits de Sayyid Quṭb (m.1966), présente le concept de non-violence du point de vue de l’islam. Depuis cette époque, ce militant pacifiste a présenté ses réflexions dans une quinzaine d’ouvrages et plusieurs centaines d’articles et de conférences, lus et discutés dans plusieurs pays du monde arabe et sources d’inspiration pour beaucoup d’activistes œuvrant à un changement social et politique pacifique.

Au moment où des manifestations essentiellement pacifiques essaiment en Syrie au mois de mars 2011, l’inspirateur du Mouvement Syrien pour la Non-Violence(al-ḥirāk al-silmī al-sūrī) y prend part activement. Il se rend notamment à un rassemblement en avril 2011 à Douma, banlieue de Damas devenue depuis victime de la sauvagerie du régime syrien et de l’emprise de certains groupes islamistes. Dans son intervention il met en parallèle son aspiration à la démocratie, et celle d’une partie du peuple syrien, avec celle qui avait pu animer les révolutionnaires français. Il participe ensuite également à divers rassemblements civils et pacifiques à Deraʿa. En 2013, il doit se réfugier en Turquie après le bombardement de son village natal de Bir ʿAjem par l’armée syrienne en 2013, et après que son frère ait été tué par un sniper. Depuis son exil en Turquie, il continue d’animer des séances de discussions et d’exégèse.

Jawdat Sa'ïd (crédit : N.D.)

La non-violence comme commandement divin

Le penseur s’efforce de relire le Coran à la lumière de l’expérience humaine. Invitant à prendre exemple sur «le Premier fils d’Adam», il cite la réplique d’Abel (5:28) — qui refuse de verser le sang contrairement à son frère Caïn, le meurtrier —, afin de montrer que l’attitude non-violente a été choisie par certains très tôt dans l’histoire de l’humanité. Le Cheikh conçoit le texte coranique comme une invitation à s’élever au niveau de l’esprit et à témoigner de la responsabilité morale que l’humain doit assumer en refusant toute complicité avec le mal. Résister au mal, exercer la patience en face de la persécution, persévérer à appeler au dialogue et en supporter toutes les conséquences, refuser de répondre au mal par le mal : Jawdat Saʿïd invite à épuiser tous les recours afin d’éviter de commettre un acte de violence envers autrui. En effet, la violence est à ses yeux une régression, et l’interdiction du meurtre une exigence universelle de la conscience raisonnable.

L’homme, être doué de langage et de liberté

D’après le Coran (2:30), lorsque Dieu a établi l’humain sur la terre comme son lieutenant (son calife), les anges Lui dirent : «‟Vas-Tu en désigner qui y mettra le désordre et répandra le sang, alors que nous, par Ta louange, chantons pureté, et proclamons Ta sainteté ?” – Il dit : ‟En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !”». Jawdat Saïd observe que jusqu’à présent, l’histoire semble avoir en partie donné raison aux craintes des anges. Mais il entrevoit également le temps où l’humanité aura mûri et appris et se révèlera digne de la confiance que Dieu a placé en elle. Nous lisons au verset suivant (2:31)» : «Et Il apprit à Adam les noms, tous ; ». Grâce à la science des noms, grâce au langage, l’humain peut parvenir à la connaissance des choses. Cette aptitude lui donne un avantage sur l’ange, maintenu dans un état d’ignorance[3]. De cette perspective théologique, découle l’idée que la vocation spirituelle de l’humanité est, grâce à la connaissance des noms, grâce au langage, de quitter l’âge du sang versé pour parvenir à l’âge de la raison.

Jawdat Sa'ïd (crédit : N.D.)

Guérir de la guerre : la connaissance, comme mode de libération

Jawdat Saʿïd développe par ailleurs le concept de «pollution de nos nourritures intellectuelles». Ces dernières sont la cause de nos guerres et c’est pourquoi, de même que les humains sont parvenus à guérir la plupart des maladies du corps, ils parviendront, selon lui, à guérir les maladies de l’intelligence qui conduisent à perpétrer des meurtres. Combattre le mal par le meurtre, écrit-il, « c’est comme briser une vitre au lieu de la laver »[4]. C’est tuer le malade au lieu de le guérir. A ce sujet, le Cheikh explicite sa lecture du commandement de Jésus : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Matthieu 22,39) : afin de respecter l’humanité de l’ennemi, il convient de distinguer entre la personne et la maladie de son intelligence. Il convient de combattre la maladie, non le malade, l’idée erronée, non la personne elle-même.

Cependant, le renoncement à la violence ne signifie pas que l’humain doive renoncer à lutter pour la justice : apprendre à désobéir, avoir le courage de désobéir, telle est l’attitude qu’il suggère d’adopter, plutôt que de devenir un criminel de guerre en acceptant de tuer ses frères. « Un soldat qui connaît la différence entre le bien et le mal est inutile dans les armées du monde, remarque-t-il. Qui achèterait des armes qui sont capables de désobéir aux ordres ? Qui achèterait une épée qui distingue le bien du mal ?»[5].

Pour ce disciple de Mālek Bennabī (m. 1973) – auteur notamment de Vocation de l’islam et inventeur du concept de « colonisabilité » -, les opprimés sont pour une large part responsables de l’oppression qu’ils subissent. L’humain peut se libérer du tyran non pas en le tuant mais en refusant de lui prêter allégeance. Dès lors que l’humain est éclairé par la connaissance, personne ne peut l’exploiter ou l’humilier car il ne le tolèrerait pas. Selon lui, la connaissance est un réel pouvoir, un moyen de libération, et toute son œuvre est une invitation à combattre l’ignorance. La progression dans la connaissance est un mode de libération.

C’est pourquoi, il appartient selon lui à chaque génération, au bénéfice des enseignements de l’histoire, de découvrir de nouveaux horizons au-delà de la vérité perçue par les générations précédentes. Profondément confiant en l’humain, en sa capacité d’apprendre à apprendre des erreurs des générations précédentes, il n’hésite pas à écrire : « De même que l’esclavage, qui était une conséquence de la guerre, a été aboli, la guerre elle-même sera abolie »[6].

Florence Ollivry-Dumairieh

  • [1] Cf. Benzine, Rachid (2004). Les nouveaux penseurs de l’islam. Paris: Albin Michel.
  • [2] Saʿīd, Jawdat (1993) [1966]. Madhab Ibn Adam al-Awwal, Mushkilat al-ʿUnf fi al-ʿAmal al-Islamī (The Way of Adam’s First Son: The Problem of Violence in Muslim Activism).Beirut: Dar al-Fikr al-Mu’asser.
  • [3] Saʿid, Jawdat (2000). «Law, Religion and the Prophetic Method of Social Change». Journal of Law and Religion. 15, no. 1/2: p. 115.
  • [4] Saʿid, Jawdat (2000), op. cit., p. 128.
  • [5] Saʿid, Jawdat (2000), op. cit., p.124.
  • [6] Saʿid, Jawdat (2000), op. cit., p.118.

Références :

  • al-Charif, Maher ; Kawakibi, Salam (coord.) (2003). Le courant réformiste musulman et sa réception dans les sociétés arabes: Actes du colloque d’Alep à l’occasion du centenaire de la disparition du Cheikh ‘Abd al-Raman al-Kawākibī, 31 mai-1er juin 2002. Damas: Ifpo.
  • Bennabi, Malek (2005). Les conditions de la renaissance, problème d’une civilisation. Alger : Editions Anep
  • Diagne, Souleymane Bachir (2001). Islam et société ouverte: la fidélité et le mouvement dans la philosophie de Muhammad Iqbal. Paris: Maisonneuve & Larose.
  • Eknath, Easwaran (1999). Nonviolent Soldier of Islam: Badshah Khan, a Man to Match His Mountains. Tomales, Calif: Nilgiri Press.
  • Iqbal, Muhammad (1955). Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam. / E. Meyerovitch, Préf. L. Massignon. Paris : Adrien-Maisonneuve.
  • Muller, Jean-Marie (2010). «Visite à Jawdat Saïd». Désarmer les dieux : le christianisme et l’islam au regard de l’exigence de non-violence. Gordes: Relié. p. 562-577.
  • Saʿid, Jawdat (2002). Non-violence. The basis of setting dispute in Islam. Transl. Munzer A. Absi. H. Ḥilwānī. Revised by Anad al-Rifāʿī. Dār al-Fikr, Damascus; Dār al-Muʿaṣir, Beirut.
  • Saʿid, Jawdat; Jalabi, Afra (trad.) (2000). «Law, Religion and the Prophetic Method of Social Change». Journal of Law and Religion. 15, no. 1/2: p. 83-150.
  • Ouvrages de Jawdat Sa’ïd en langue arabe

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