La Constitution considère le Parlement comme un collège électoral chargé de produire « sans délai ni débat » un président de la république. Le tronçonnage répétitif des séances électorales ainsi que le changement partiel de la composition du collège électoral par le Conseil Constitutionnel, posent la question de la temporalité du Droit, sa stabilité et la sécurité juridique, sans perturbations épisodiques. La Constitution est-elle encore la référence normative suprême ?
L’article 75 de la Constitution libanaise est fort clair quand il déclare : « La Chambre réunie pour élire le Président de la République constitue un collège électoral et non une assemblée délibérante. Elle doit procéder uniquement, sans délai ni débat, à l’élection du Chef de l’État« . Formulé ainsi, le texte s’inscrit dans le cadre de l’urgence, « sans délai ni débat » ; donc toutes affaires cessantes et sans perturbation aucune. Un tel impératif ressemble au fameux « le Roi est mort, vive le Roi » des monarchies. La mort d’un roi n’introduit aucune discontinuité au sommet de l’État. De même, la vacance du siège présidentiel est acceptable pour donner le temps nécessaire au Parlement d’élire un successeur. Ce « collège électoral » est une entité organique constitutionnellement produite à un moment donné de la vie de la nation, ayant pour unique fonction de mettre fin à la vacance du siège « sans délai ni débat ». La raison d’être de ce corps est de doter le pays de la clef de voûte qui stabilise tout l’édifice institutionnel. L’impératif « sans délai ni débat » signifie sans perturbation aucune. Un tel caractère d’urgence confère au corps électoral en question les attributs d’une équipe médicale de réanimation au chevet d’un malade. La vacance du siège présidentiel met en danger les fonctions vitales de la personne morale qu’est l’État. Le parlement, constitué en collège électoral, est là pour assurer la stabilité des institutions en leur fournissant leur clef de voûte. Le temps ontologique de ce collège, en tant qu’objet, est un tout insécable qui ne saurait être tronçonné en séquences parcellaires ou dupliqué de manière répétitive. Ce « temps du droit » est clairement décrit dans le rapport du Conseil Constitutionnel libanais (2009-2010, p.445) : « La nature des délais constitutionnels en tant que garantie de légitimité et de sécurité juridique ». Ainsi, la temporalité du Droit constitue le fondement de la légitimité dans la mesure où elle protège la sécurité juridique, sans perturbation. Si la légalité exprime la conformité à la loi écrite ; elle appartient au registre du droit positif. Quant à la légitimité, elle se situe sur un registre supérieur, celui de la morale; elle exprime la conformité à un principe, à ce qui est moralement juste. C’est, en quelque sorte, le dilemme d’Antigone. Comme citoyenne de Thèbes, elle se doit d’obéir à l’impératif légal de ne pas honorer la dépouille de l’ennemi de la cité. Mais sa conscience morale lui ordonne d’honorer la dépouille de son frère Polynice, ennemi de Thèbes tué au combat mais, comme elle, fils d’Œdipe et de Jocaste. Toute la tragédie de Sophocle a pour objet le principe de légitimité de la loi en un lieu et à un moment donné.
Or, que voyons-nous actuellement au Liban ? Un spectacle peu glorieux où l’impératif « sans délai ni débat » de l’article 75 se voit négligé tant par le collège électoral parlementaire que par le Conseil Constitutionnel. La séance électorale de la Chambre est devenue un show hebdomadaire qui ne produit rien, sa durée de vie étant limitée par le martèlement du président sur son perchoir. De jeudi en jeudi, on ramène à l’existence le corps stérile du collège électoral. C’est comme si une équipe médicale se permettait de répéter périodiquement quelques gestes de pure forme qui prolongent l’agonie du malade mais ne le sauvent pas. Les réunions électorales du jeudi sont aussi peu glorieuses qu’un inutile show télévisuel destiné à gonfler un peu l’ego narcissique de l’animateur. L’impératif « sans délai ni débat » a perdu toute substance, ce qui arrange les intérêts politiciens de certaines forces, notamment celles des alliés et des laquais de l’Iran. En banalisant les textes constitutionnels, le Hezbollah fournit la preuve de la position que son arsenal lui permet : être la référence, en lieu et place de la Constitution, de toute la vie publique. Quant au Conseil Constitutionnel, saisi par plusieurs recours en invalidation de mandats parlementaires, il vient d’annuler deux d’entre eux. D’autres attendront le moment propice pour que leur sort se décide. En d’autres termes, le Conseil Constitutionnel vient de modifier la composition du collège électoral chargé de doter le pays, « sans délai ni débat », d’un chef d’État. Ces décisions, produites par tronçonnages dans le temps, sont étranges. Les décisions constitutionnelles relatives aux élections législatives de 2009 et 2014 avaient été publiées en bloc, sans perturbation dans la légitimité ni risque d’ingérences politiciennes. On ne peut pas en dire autant pour les décisions relatives au scrutin législatif de 2022.
Produire de telles décisions constitutionnelles tronçonnées et non en bloc, sans le souci de légitimité constante, effective et indivisible, prête à des interprétations politiciennes. La question abordée n’est pas uniquement technique et procédurale. Elle ne porte pas sur le contenu de la décision prise mais à la philosophie même du droit et à sa temporalité qui lui garantit la légitimité.
On rappellera au collège électoral présidentiel libanais le précédent de l’élection du pape Grégoire X en 1271, trois ans après une longue vacance du siège. Les dix-huit cardinaux réunis ne pouvant pas s’entendre pour élire un successeur à Clément IV, les autorités de Viterbe où se déroulait l’élection, eurent le courage de fermer toutes les ouvertures du lieu et ne laissèrent passer que du pain et de l’eau. Les électeurs finirent donc par élire Grégoire X qui se dépêcha de consacrer ce précédent et d’instituer le rituel rigoureux du conclave de l’élection pontificale qui est toujours d’application.
On dira que les cardinaux élurent Grégoire X sous la contrainte de la population. Pourquoi pas ? Lorsque la vacance du siège résulte d’une série de manœuvres politiciennes déloyales, le peuple souverain peut et doit contraindre les électeurs à faire leur devoir au nom du principe qui dit « la nature a horreur du vide ».
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