Retour à Samir Kassir

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Point n’est besoin d’idolâtrer les figures de toutes les victimes libanaises des assassinats politiques, inaugurés par l’attentat contre Marwan Hamadé en 2004 et suivis par la kyrielle sanglante des crimes terroristes qui mirent fin à tant de carrières brillantes et à tant de figures prometteuses de lendemains meilleurs dans ce Levant qui, depuis 1948, patauge dans des flots de sang.
La figure de Samir Kassir, tué le 2 juin 2005 en plein jour, se détache cependant du lot. Ce n’était pas une icône sacrée de quoi que ce soit. Ce n’était pas un politicien, encore moins un politologue. C’était avant tout un universitaire au sens le plus complet du terme. C’était l’intellectuel par excellence, donc un citoyen soucieux de la recherche du bien commun et qui met son talent et sa plume pour faire résonner sa voix au milieu de l’agora, afin de ne pas laisser l’opinion publique se laisser piéger par la torpeur du sentiment d’impuissance qui mène inéluctablement vers l’oubli de soi. Un tel oubli est caractéristique de ce « malheur arabe » qu’il évoque avec beaucoup d’éloquence.

L’impuissance peut induire, pragmatisme oblige, une attitude d’accoutumance qui permet l’habituation, le fait de supporter temporairement l’insupportable. Mais elle peut aller au-delà et faire ployer l’individu, par désespoir, sous la résignation. L’homme résigné cesse alors d’être une victime de l’oppression. Cette dernière devient, à son corps défendant, le critère de la normalité. Aphasique, amnésique, apathique, l’homme résigné est aussi insignifiant qu’une passoire. Il se laisse emporter par une réalité sur laquelle il pense n’avoir aucune prise. Entre l’homme résigné et la tyrannie se nouent, petit à petit, des relations perverses sadomasochistes où la victime en vient à sécréter elle-même son propre oppresseur ou, du moins, à l’aider à survivre. L’homme résigné n’est pas la victime du totalitarisme ou de la dictature, il en est l’acteur et le géniteur. Samir Kassir était tout sauf cet homme résigné.

Mais le même sentiment d’impuissance peut ne pas toujours être « source de désespoir ». Pour certains, comme le dit Samir Kassir, il peut mener vers la fascination de l’abîme et du néant qui deviennent, en un mouvement d’exaltation mortifère, « source inavouée de jubilation et la légitimation d’une violence apocalyptique ». Dès 2004, Kassir avait ainsi compris la dynamique qui sous-tend l’islamisme politique radical, dont les comportements sociétaux « révèlent bien des analogies avec des dictatures fascistes, une fois ôté le voile religieux qui les habille ».

Qu’aurait pu dire Samir Kassir dans le Liban d’aujourd’hui, dans la foulée de la répression sauvage de la révolution syrienne, de la montée de l’islamisme politique et de ses violences apocalyptiques, ainsi que des crispations identitaires des groupes non musulmans? Aurait-il cautionné le compromis actuel libanais ? Aurait-il accepté les replis identitaires qui justifieraient le compromis au nom de la stabilité sécuritaire ? Il est à parier que l’intellectuel courageux qu’il était n’aurait jamais été candidat à la députation, lors de la dernière mascarade électorale. Né dans une pieuse famille chrétienne-orthodoxe, il aurait sans ménagement condamné un Élie Ferzli, auteur de la loi électorale dite orthodoxe. Il aurait dénoncé tous les compromis bilatéraux qui obligent aujourd’hui tout citoyen libanais à rentrer dans l’enclos d’un troupeau confessionnel. Il aurait condamné la dérive de la vie politique résultant du scrutin-mascarade des dernières législatives, et qui a fait disparaître toute figure nationale : Saad Hariri n’est plus que le plus fort des sunnites ; les chiites et les chrétiens sont, chacun, un corps hybride bicéphale ; les druzes demeurent un seul corps avec une seule tête, en principe.
Samir Kassir aurait défendu âprement la cause du peuple syrien contre tous ses oppresseurs : le régime, les tropismes religieux, ainsi que l’échec lamentable des idéologies du progrès et de leur égalitarisme affiché. Son refus catégorique de l’aventurisme militaire du Hezbollah n’aurait fait aucun doute. Son attitude face aux printemps arabes aurait rejeté la récupération tant religieuse que militaire de plus d’un mouvement. Ce n’est pas lui qui aurait composé avec un quelconque régime arabe militairement ou religieusement.

Il aurait surtout étendu sa condamnation de l’islam politique à toutes les dérives identitaires, à tropisme religieux ou profane, qui lui sont apparentées. Il aurait maintenu son refus de valider ces courants dans leur prétention à représenter des forces de changement car cela équivaudrait « à accepter l’idée que le déficit démocratique sera pérenne et que le rendez-vous de la modernité continuera d’être raté ».

acourban@gmail.com

L’Orient Le Jour

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