Il y a vingt ans, jour pour jour, je me me suis levé de bonne heure.
Lorsque j’arrivais, aux aurores, à la Place des Martyrs, il n’y avait, tout au plus, que deux cents personnes.
En dépit d’une mobilisation tous azimuts des partis concernés, qui pensaient, selon leurs décomptes, réunir aux alentours de 500 000 personnes, nul n’avait prévu le raz-de-marée qui survint dans les heures suivantes. Pas même David Satterfield, sous-secrétaire d’État américain pour le Proche-Orient, qui avait clairement fait comprendre aux dirigeants du Rassemblement du Bristol que rien n’ébranlerait la tutelle syrienne sur le Liban, même au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février.
Et pourtant.
En quelques heures, un phénomène inouï, inédit dans l’histoire du Liban, se produisit.
Il n’était pas le fait des appareils partisans, qui en furent les premiers abasourdis.
Personne n’avait vu venir.
Un diplomate occidental m’appela, stupéfait. Il avait suivi les développements du mouvement de protestation depuis le 14 février. Mais pour lui, comme pour tant d’autres, le summum du possible avait été atteint avec la chute, fin février, du cabinet pro-Assad dirigé par Omar Karamé, sous la pression d’une foule hardie et conquérante, bravant les barrages et les menaces de répression. Nul ne pouvait prévoir que des centaines de milliers de personnes, des familles accompagnées de leurs enfants, munies d’un simple drapeau libanais, pouvaient se mobiliser, mues strictement par un sens du devoir civique, sans injonction quelconque.
Un miracle était en train de se produire. Un véritable sursaut – exorcisme collectif d’un cumul de frustrations et d’humiliations subies collectivement et individuellement durant une trentaine d’années.
Même certains qui, la veille, souffraient encore de douleurs fraîches aux vertèbres cervicales à force de courber l’échine, tentaient à présent de se mettre en valeur dans la foule, pour ne pas se retrouver du mauvais côté de l’histoire. Il faut dire aussi que le discours hargneux prononcé la veille par un Hassan Nasrallah défiant et méprisant avait, sans le savoir ou le vouloir, accéléré le processus.
Pour une fois, nous étions là, rassemblés en ce lieu emblématique témoin privilégiés des prémisses de la dislocation sanglante du Liban aux mains de ses fils. Unis sous un même ciel, portés par une même clameur, prêts à faire trembler les fondations de la peur. Vérité, liberté, unité nationale : le slogan était simple, clair comme de l’eau de roche.
Le 14 mars 2005, un peuple se levait enfin pour réclamer de sortir des ténèbres et de prendre son destins en mains. Pour dire : Assez ! Assez de la tutelle, assez de la barbarie et de la terreur, assez du règne des assassins.
Ce jour-là, nous n’avons pas simplement manifesté. Nous avons arraché à la nuit le droit d’être libres. Notre droit collectif non pas à un rapiéçage supplémentaire et bancal d’une situation insupportable, mais à une reconquête de notre souveraineté, notre dignité, notre droit à un avenir différent.
Plus qu’une insurrection : une résurrection.
Vingt ans ont passé. Que reste-t-il de ce jour ? Que reste-t-il de nos amours ?
La souveraineté ou rien
Le 14 mars 2005 fut d’abord une révolution souverainiste. Nous voulions des réformes démocratiques et un pays moderne, affranchi des archaïsmes sociaux et des stigmates de la guerre – en tout cas, une partie d’entre nous le souhaitait ardemment. Mais la priorité immédiate était à la libération. Nous exigions un droit fondamental : que le Liban soit à lui-même, et à lui seul.
Nous avons chassé l’occupant syrien, brisé les chaînes visibles, reconquis un moment, grâce à notre unité retrouvée, le périmètre de notre souveraineté. Nous avons ensuite tenté de jeter les bases d’une culture de l’impunité et de la paix.
Nous avons cru qu’avec la fin de la tutelle d’Assad, le pays se libérerait tout entier. Que la souveraineté n’était essentiellement qu’une question d’armée d’occupation, et qu’une fois la soldatesque retirée, notre terre redeviendrait le théâtre d’un État en construction. Qu’avec la fin du cauchemar syrien, les bourgeons d’un très long printemps étaient fin tout près d’éclore – et pas qu’à Beyrouth.
Mais nous avons découvert trop tard que d’autres chaînes, plus insidieuses, s’étaient resserrées. Une autre tutelle, plus perverse, plus sournoise, plus vénéneuse, s’est affirmée, revendiquant la place laissée vacante par l’occupant syrien.
Le Hezbollah a repris à son compte l’architecture de la terreur et du chantage, troquant les uniformes syriens contre les oripeaux de la « résistance », réécrivant l’histoire pour mieux perpétuer l’asservissement. Un Léviathan après le Léviathan.
Nous avons vu défiler les cortèges funèbres – Samir Kassir, Georges Haoui, Gebran Tueni, Pierre Gemayel… Le rêve d’un ordre nouveau s’avérait une fois de plus impossible. Le déséquilibre des forces appela à de nouveaux compromis, de nouvelles concessions meurtrières, sous les yeux d’une communauté internationale impavide – et parfois même complice.
Le rêve d’une culture de la paix tomba sous les coups du 7 Mai. La possibilité d’une culture de l’impunité sombra avec la mise en boîte du Tribunal spécial pour le Liban : les alliés arabe et occidentaux était bien trop pressés de se rabibocher avec Bachar el-Assad.
L’unité fut brisée par des mégalomanes opportunistes – les Gollums bipolaires, obsédés par l’anneau du pouvoir – my own, my love, my precious. À la politique de la main tendue, l’ennemi répliqua par le chantage, l’intimidation, le blocage des institutions, les menaces, la violence, le meurtre. L’ombre de Sauron s’étendit inexorablement sur l’ensemble du Liban, tandis que ses ennemis tombaient les uns, qui sous la terreur, qui par concupiscence et gourmandise.
Et pourtant, aujourd’hui, un frisson parcourt l’échine de ceux qui se croyaient invulnérables, atemporels, éternels. Le Hezbollah tremble à son tour. Qui joue avec l’épée périra par l’épée. La violence faite au Liban retombera sur toi. Ceux qui assassinaient en toute impunité découvrent que les assassins aussi peuvent mourir. Le régime Assad, ce monstre qui nous a tant brisés, n’est plus qu’un fantôme errant dans les décombres de Damas – ou les glaces de Moscou.
Certes, le Hezbollah n’a pas renoncé à son projet et la souveraineté est toujours en ballotage – mais la donne a tourné à son désavantage du fait de ses propres choix, et le mur de la peur est cette fois définitivement tombé.
Du moins, il faut l’espérer.
Vingt ans après, dans sa dimension souverainiste, les idéaux souverainistes du 14 mars 2005 triomphent – mais pas grâce au 14 Mars. À la faveur d’une nouvelle donne régionale et internationale, qui, paradoxalement, se moque parfaitement, elle, des fondements du politique.
Un 14 mars universel ou rien
Dès l’origine, nous savions que notre combat n’était pas une affaire locale. Le 14 mars ne fut jamais une simple révolte libanaise contre un occupant, mais un moment de bascule, un front avancé d’une lutte universelle contre la barbarie.
Nous avons refusé la violence comme moyen d’action politique, non par naïveté, mais par un choix philosophique radical : le rejet de la brutalité comme mode d’organisation sociale.
Nous avons voulu bâtir un pays sur la paix, non sur le ressentiment.
Cette exigence, pourtant, a été perçue comme une faiblesse. À ceux qui assassinaient, nous opposions discours, initiatives, tribunes et manifestations. À ceux qui menaçaient, nous répondions par l’exigence de la règle de droit et la nécessité incontournable du passage à l’État. Et, pour cela, nous avons été insultés, pourchassés, abattus, dispersés, exilés.
Nous avons cru que la communauté internationale nous entendrait, parce que notre cause était juste. Que les démocraties nous soutiendraient, parce qu’elles étaient censées défendre les victimes, aider les peuples en lutte – le fameux monde « libre »… Que l’Occident nous ressemblerait – nous ressemblait – à entendre ses semonces quotidiennes sur la démocratie, les droits de l’homme, la liberté des peuples.
Nous nous sommes trompés.
La communauté arabe et internationale a fait la sourde oreille – non seulement à nos douleurs, mais à celles de l’ensemble de la région, soucieuse de protéger ses intérêts avec le régime des mollahs.
Le monde paraît aujourd’hui est encore plus inquiétant. Nous avons cru que l’Occident incarnerait cet idéal démocratique auquel nous aspirions. Nous avons cru que les principes qui guidaient notre combat étaient partagés au-delà de la Méditerranée. Nous pensions être, en tant que peuple victime, entendus, compris, considérés comme responsables d’une mission – celle d’être un havre, dans une région abandonnée aux tyrannies, pour la sauvegarde des valeurs universelles nées des horreurs de la Seconde guerre mondiale. Charles Malek n’avait pas été par inadvertance l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
À présent, l’Occident chancelle sous le poids de ses propres contradictions. Ses valeurs s’effondrent sous la montée des Trump, Orban – et autres princes moscovites consorts.
Or la chute du « vieux code occidental », celui des Lumières et de universalisme face à la montée de l’extrême-droite, du populisme, de l’identitarisme, la corruption des élites et la banalisation de l’injustice, sont sans doute l’occasion de réaliser que notre aspiration à l’humanisme ne saurait dépendre des fluctuations de la scène internationale.
Il s’agit d’une valeur ontologique, trop souvent occultée, harcelée, malmenée. Une valeur dont nous avons honte au point que nous refusons d’en parler, dans un monde où la tentation de la force brute, le mythe des origines pures, le fantasme de l’homogénéisation de la société, se sont substitués à la légitime rationnelle et aux valeurs républicaines et universelles.
Nous avons, malgré tous nos écueils, tous nos drames, tous les crimes que nous avons commis à l’encontre de notre terre et de notre âme libanaise, l’expérience d’un vivre-ensemble qui a produit « l’une des sociétés la moins inhumaine du monde » (René Maheu). Une expérience imparfaite certes – cependant, tous les États démocratiques du monde n’ont-ils pas mis des siècles à trouver leur stabilité ? -, mais parce les hommes investis de la tâche se sont trop souvent avérés incapables d’en être à la hauteur.
C’est là sans doute notre dernière chance : comprendre que la révolution humaniste ne dépendra que de nous. Que la justice, nous devons l’imposer. Que la paix, nous devons la mériter. Que l’État de droit, nous devons le forger, pierre après pierre, même au cœur du chaos. Que Riad el-Solh, Michel Chiha, Nasrallah Sfeir, Mohammad Mahdi Chamseddine, Hassan Khaled, Samir Frangié, Hani Fahs, Samir Kassir, Georges Naccache, Charles Malek, Mohammad Hassan el-Amine, Youakim Moubarak, Kamal Joumblatt, Raymond Eddé, Kamal el-Hage, Ghassan Tuéni, Sélim Abou, les penseurs de la Nahda, Lokman Slim – et tant d’autres encore, morts ou vivants, constituent, au-delà de leurs particularismes et de leurs différences, un corpus de valeurs libanaise universelles sur lequel le Liban peut bâtir une identité complexe humaniste.
C’est un pari, mais c’est aussi une vocation ancestrale.
Une révolution démocratique ou rien
Le 14 mars portait aussi en lui la nécessité impérieuse d’un printemps démocratique, d’une révolution dans la révolution : celle d’un Liban enfin affranchi de ses clivages archaïques, où l’individu primerait sur le communautaire, la citoyenneté sur l’identitaire. Nous savions que la lutte ne pouvait se limiter à chasser l’occupant et ses laquais. Il fallait aussi extirper le mal qui, en nous, lui permettait de régner sans partage : la culture de la servitude volontaire. Les institutions corrompues, le clientélisme, le sectarisme comme moyen de diviser pour régner… La lâcheté d’une classe politique qui, dès le lendemain du 14 mars, s’est empressée de retracer des lignes communautaires et tribales et de pactiser avec le diable.
Cette révolution-là fut la plus ardue, la plus lente, la plus cruelle, dans la mesure où les leaders du mouvement politique issu de la révolution se montrèrent bien peu soucieux des exigences de la réforme démocratique, qui eût affaibli leur dominations sur les communautés au profit de l’émergence de l’État.
Le 17 octobre 2019 en fut une énième tentative : la révolte d’une génération qui refusait d’être assignée au néant. Mais la caste politique, tissée d’alliances entre mafieux et miliciens, étouffa ce soulèvement sous les gravats du port de Beyrouth et le poids du cynisme.
Et pourtant, aujourd’hui, un frémissement. Un moment charnière où le 14 mars et le 17 octobre se rejoignent, peut-être, pour un nouveau départ – même si les priorités, les motivations des différents protagonistes n’ont pas forcément changées. Mais à la survivance de l’ordre ancien, qui s’était organisé en fonction de l’axiome de la tutelle syrienne, puis iranienne, toute une génération a tiré une leçon d’une passé : que les symboles ne suffisent plus et qu’il nous faut des institutions, un projet politique, des lois qui régissent un État, et non des arrangements entre factions.
Du moins faut-il l’espérer.
Ce que nous voulons, ce que nous avons toujours voulu, ce n’est pas seulement un Liban sans tutelle.
C’est un Liban libre, au-dedans comme au-dehors.
Que reste-t-il de nos amours ?
Vingt ans après, que reste-t-il du 14 mars ? Une défaite ? Une victoire différée ? Une illusion tragique ?
Les cyniques, ou encore ceux qui veulent, par opportunisme, effacer des mémoires un moment de réconciliation inédit de l’histoire du pays dans l’unité et le rejet de la violence parce qu’il ne sert par leur récit politique actuel, diront que nous avons perdu. Ils se focaliseront à outrance sur l’inanité des leaders politiques qui ont compromis le mouvements au nom de leurs petites politiques et des enjeux de pouvoir.
Ils dilueront les sacrifices de ceux qui sont tombés pour des idées nobles, en confondant victimes et bourreaux dans le but de justifier une posture hypocrite de neutralité. Le 14 Mars ne ressemblait plus en rien au 14 mars – il l’a même suicidé.
Cependant, le 8 Mars, lui, dans son projet transnational, au service de l’empire, a suicidé le Liban, et continuellement rejeté toutes les mains tendues en faveur d’un retour à l’être libanais.
Pourtant, il reste nous. La foule d’individus du 14 mars 2005.
Malgré l’exil, malgré la lassitude, malgré le cynisme, malgré la violence et les deuils.
La foule du 14 mars 2005, avec son exigence de souveraineté, de libertés, de démocratie, de citoyenneté, de justice, de non-violence, d’humanisme, de transparence, de reddition de comptes.
Le 14 mars dont les fondements avaient été jetés dans la réconciliation de la Montagne de 2001, l’Appel de Beyrouth 2004, le Communiqué du rêve de Samir Kassir, le serment de Gebran Tuéni.
Il reste la voix retentissante, tonitruante, solennelle de Gebran, martelant chacun de ses mots avec une force inébranlable – comme s’il savait qu’il récitait, par-delà l’espace et le temps et en prévision des caprices, des vices, divisions et trahisons à venir, une véritable profession de foi nationale.
Oui, le 14 mars n’était pas qu’un jour.
Il était bien plus que cela.
Un serment d’éternité pour que naisse, enfin, un autre, un nouveau Liban.