Port de Beyrouth convoité par la Chine : « Notre sécurité économique et militaire est menacée »

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Huit mois après la double explosion dévastatrice du port de Beyrouth, plusieurs États tentent de récupérer le contrôle des docks. En cause, leurs localisations stratégiques à la jonction du Moyen-Orient et de la Méditerranée. La Chine est de ceux qui souhaitent rebattre les cartes dans la région.

Propos recueillis par 

En coulisses, la reconstruction des terminaux portuaires de Beyrouth se poursuit. L’appel d’offres lancé par le pays du Cèdre a attiré la convoitise de consortiums internationaux décidés à mettre le grappin sur ce marché. En tête de file on retrouve l’Allemagne, la France, la Turquie mais surtout la Chine qui ambitionne de devenir une puissance incontournable dans la région afin d’endiguer la mainmise occidentale.

Enjeu de cette lutte d’influence, des milliards d’euros certes, mais aussi l’assurance d’une place stratégique à cheval entre le Moyen-Orient, et la Méditerranée Orientale. Un défi hasardeux pour Emmanuel Macron, qui s’est rendu deux fois à Beyrouth depuis le sinistre, et n’a pas encore réussi à y laisser son empreinte. Le président français avait alors exhorté le gouvernement de Saad Hariri à entamer les réformes de structure nécessaires à la reconstruction du pays, sous peine de bloquer l’arrivée d’aides internationales. Toutefois, les menaces se heurtent à la corruption endémique du pays. De plus cette posture autoritaire a immédiatement été dénoncée par le Hezbollah, le parti pro iranien. Or, le mouvement chiite, en lien avec Pékin, œuvre à l’abri des regards pour éjecter l’ancienne puissance mandataire (1920-1946).

Plus largement, c’est une opposition entre l’arc chiite composé par Téhéran, Moscou et désormais Pékin, qui s’oppose à l’axe sunnite incarné par l’Arabie-saoudite et soutenu par les États Unis et l’Europe.

Professeur à la Faculté des Lettres de l’Institut catholique (ICP), Emmanuel Lincot est sinologue et chercheur-associé à l’Institut des Relations internationales et stratégiques (IRIS). « Géopolitique du patrimoine. L’Asie. D’Abou Dhabi au Japon » publié aux éditions MkF est son dernier ouvrage. Il est aussi auteur de l’article « La Chine au Proche et au Moyen-Orient : des fondamentaux historiques aux nouvelles routes de la soie »dans la revue  Orients Stratégiques aux éditions l’Harmattan.

Entretien.

Marianne : Après les déplacements successifs d’Emmanuel Macron à Beyrouth, si le port de la capitale était racheté par les Chinois, dans quelle mesure la diplomatie française serait-elle ébranlée ? 

Emmanuel Lincot : Non seulement la diplomatie française en serait ébranlée mais cela évincerait définitivement les Occidentaux de la région. Si l’on exclut Israël qui reste l’un des derniers arrimages sur lequel Washington et Bruxelles peuvent encore compter, la Syrie est, elle, un quasi-protectorat russo-iranien et la Turquie d’Erdogan a définitivement tourné le dos à l’Union européenne. Or, cette région est, comme l’ensemble du pourtour méditerranéen, vitale pour notre sécurité. Si les Chinois s’en emparent, notre sécurité d’abord économique puis militaire risque de ne plus être respectée. Rappelons que la stratégie des Nouvelles Routes de la soie initiée par Pékin vise à neutraliser les points névralgiques et de passage pour ses seuls intérêts. En cela, le projet chinois est hégémonique et donc dangereux. Le contrôle de Beyrouth lui permettrait d’établir un continuum entre Le Pirée, en Grèce, et l’Égypte notamment qui tend à devenir avec l’Iran les deux pays privilégiés, en termes d’investissements, par la diplomatie chinoise du moment.

Beyrouth est par ailleurs la principale porte d’entrée au Proche-Orient. Une majeure partie des importations pour l’ensemble de la région transite par ce port et la Chine y est déjà très présente puisque 40 % des importations pour le seul Liban proviennent précisément de l’Empire du milieu.

Au vu de la prédominance de la Chine à Beyrouth, le Hezbollah, opposé depuis le début à l’intervention française, risque-t-il d’œuvrer contre la France, surtout après le pacte fraîchement signé entre Pékin et Téhéran ?

Absolument et l’achat du port de Beyrouth réactiverait une alliance chiite aujourd’hui en souffrance. Les accords commerciaux signés en mars dernier à Téhéran par Wang Yi, le Ministre chinois des Affaires étrangères, de plus de 400 milliards de dollars dans des domaines aussi variés que les infrastructures ou l’agriculture vont redynamiser cette alliance. Pékin concrétise ainsi sa stratégie de revers avec un risque de sanctuariser à son profit l’ensemble de la région. Le Hezbollah n’a cessé durant ces derniers mois de soutenir la rhétorique viscéralement anti-française d’un Erdogan au sujet des caricatures de Charlie Hebdo. Ce « french bashing » s’étend aujourd’hui au Pakistan là même où la Chine entend renforcer sa présence. Ce que l’on dit moins par ailleurs, c’est que ces accords commerciaux avec l’Iran et ses affidés sont assortis de projets de coopération sur le plan militaire. De toute évidence, les rapports de force dans la région vont changer.

En quoi le port de Beyrouth représente-t-il un espace stratégique dans la région ?

Outre son intérêt sur le plan économique comme nous l’avons dit plus haut, il teste notre capacité à nous Européens de nous projeter encore sur le plan stratégique et à nous, Français, de conserver un lien avec un pays qui fait entièrement partie de notre imaginaire et de notre histoire. Doit-on rappeler ce que cette perte signifierait aussi pour les chrétiens du Liban ? Cela serait un lâchage et la manifestation d’une incohérence. Car si nous condamnons, et à juste titre, les exactions commises par les autorités chinoises contre les musulmans ouïgours, cela signifierait d’une manière paradoxale et terrible que nous sommes incapables d’aider des gens qui nous sont proches et de surcroît pour beaucoup francophones. Il faut organiser un plan Marshall pour ce pays. Autant nous avons été en capacités de repousser à Sines au Portugal les offres chinoises pour la zone portuaire, autant nous devons également être en mesure de le faire dans un périmètre qui engage également notre propre avenir.

Comment analyser la stratégie agressive de la Chine en Méditerranée orientale après l’achat du port de Pirée à Athènes ? 

Elle n’est pas qu’orientale puisque la Chine a signé aussi des MOU avec l’Italie et le Portugal pour un certain nombre de projets liés aux Nouvelles Routes de la soie. La Chine comme la Turquie ou la Russie profitent tout simplement de nos vulnérabilités. Elle agit par capillarité dans ses choix, lesquels s’apparentent fort à la « stratégie du Lotus ». Belle parabole qui pour les disciples de Sun Zi désigne la capacité d’un chef de guerre avisé de positionner ses troupes d’élite au cœur même du dispositif adverse, là où l’ennemi est vulnérable par orgueil, et de les faire éclore, tels les pétales de la fleur de lotus, pour le submerger et sanctuariser ainsi les zones convoitées.

La Chine utilise aujourd’hui une diplomatie commerciale au Moyen-Orient. Si elle reste moins influente que l’Europe, se placer ainsi sur les ports n’est-il pas un prépositionnement dans la résolution des problématiques guerrières ?

C’est une logique de comptoirs comme celle qu’adoptèrent les Britanniques. Un port est la manifestation d’une présence et outre sa vocation commerciale, il peut à tout moment être utilisé à des fins militaires. Voyez Djibouti. Demain peut-être Gwadar au Pakistan ou encore les ports de l’Asie du Sud-Est comme ceux du Cambodge ou en Birmanie. Ce que l’on observe en Méditerranée est observable dans le Golfe du Bengale et dans l’Océan Indien. C’est une stratégie de revers qui s’applique d’une manière universelle. L’Indopacifique, contre-projet aux Nouvelles Routes de la soie, devrait couvrir un plus large spectre. Il commence évidemment par la Méditerranée. Et nous devons davantage y penser.

L’actuel premier ministre Saad Hariri est habituellement rangé du côté de Ryad et donc des Occidentaux. Toutefois si les Chinois prenaient le contrôle du port, cela signifierait-il que le pouvoir libanais perd pied au profit de l’arc chiite ?

Il faut relativiser l’analyse très culturaliste que peut avoir à ce sujet un Gilles Kepel. Selon lui, nous nous acheminerions aux Proche et Moyen-Orient à un retour supposé d’une configuration géopolitique bipolaire, avec d’un côté un monde « abrahamique » associé aux États-Unis, et de l’autre un agrégat d’États musulmans non-Arabes jouant la carte chinoise et celle de son partenaire russe. Oui, il existe un apparentement entre la Chine, l’Iran et le Hezbollah. Pour autant, Ryad entretient aussi des relations de très grande proximité avec Pékin. Qu’est-ce à dire ? Que les logiques binaires ne sont plus aussi marquées comme elles le furent jadis et que nous assistons à des découplages à la fois stratégiques et économiques. Bienvenue dans un monde complexe ! C’est le règne du désordre et de l’opaque qui prévaut. Il va nous forcer à devenir plus intelligents.

MARIANNE

IRIS

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