LE MONDE
e brouillard se lève sur les hauteurs désolées du Golan. Une file de camions chargés à ras bord de palettes de pommes cahote sur une route fouettée par les vents. Après quelques minutes, le convoi s’arrête en rase campagne face à des baraquements militaires décrépis au-dessus desquels flotte le drapeau frappé de l’étoile de David. Voilà le point de passage de Kuneitra, entre la Syrie et le plateau du Golan, occupé par Israël en 1967 et annexé en 1981.
Un corridor de 300 mètres de long, à cheval sur la ligne de cessez-le-feu héritée de la guerre du Kippour en 1973. Descendu de sa cabine, Bassam Zeidan, un paysan druze du Golan, fixe d’un regard plein de fierté le drapeau syrien que l’on discerne au loin, entre les arbres. « C’est un grand jour, un jour de fête, dit-il. Jamais je n’aurais pensé pouvoir vendre ma production dans mon propre pays. Aujourd’hui, on fait passer des pommes. Demain, si Dieu veut, c’est nous qui passerons. »
Cette opération est orchestrée pour le troisième hiver consécutif par les troupes des Nations unies déployées sur place (Forces des Nations unies pour l’observation du désengagement, Fnuod) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Prévue pour durer deux mois, elle doit permettre aux exploitants du Golan occupé de vendre 10 000 tonnes de pommes sur le marché syrien, soit près de 25 % de leur production annuelle.
En dépit de leur antagonisme historique et du surcroît de tension suscité ces derniers jours par les spéculations de la presse israélienne sur une éventuelle attaque syrienne, les deux pays ont donné leur feu vert à ce transfert commercial d’un genre unique. « Toutes les parties y trouvent leur intérêt », explique Paul Conneally, chef adjoint de la délégation du CICR en Israël.
Pour les 20 000 Syriens du Golan occupé, tous de confession druze – une secte issue d’une des branches du chiisme -, il s’agit d’une aubaine inespérée. Le bouclage des territoires palestiniens consécutif au démarrage de l’Intifada en 2000 les a privés de la moitié de leurs débouchés. « C’était un désastre, se remémore Nabih Eweidat, le responsable du site Internet de Majdal Shams, la capitale du Golan. La pomme est pour nous l’équivalent de l’olive pour les Palestiniens : c’est la colonne vertébrale de notre communauté. »
Le choc fut d’autant plus rude qu’à cette époque, les cultivateurs druzes commençaient à pâtir de la concurrence des 15 000 colons juifs implantés dans le Golan. « Ils ont beaucoup planté dans les années 1980, ajoute Nabih Eweidat. Ils ont reçu un très fort soutien de leur gouvernement. Et, peu à peu, ils se sont mis à produire autant que nous. » En mal d’acheteurs, les paysans du Golan occupé se tournent alors vers Damas. Des contacts discrets sont établis à l’automne 2004. Le pouvoir syrien, pas fâché d’entretenir le loyalisme de ses ressortissants sous occupation, donne rapidement son accord de principe.
Israël de son côté ne se fait pas non plus prier. L’écoulement de milliers de tonnes de pommes chez son voisin arabe garantit à ses producteurs une remontée des prix de vente quasi instantanée. « Pour les Syriens, la motivation est politique ; pour les Israéliens, économique et pour les druzes, humanitaire », résume Paul Conneally.
Le CICR, quant à lui, joue le rôle de facilitateur. C’est dans ses camions que sont charriées les palettes de pommes des paysans druzes. L’organisme helvète est le seul transporteur agréé par la Syrie et Israël sur le terrain ultrasensible du corridor de Kuneitra. Pour garantir une neutralité intégrale, des chauffeurs kényans ont même été dépêchés depuis la plate-forme logistique du CICR à Nairobi. Une fois chargés, les camions franchissent d’abord la porte Alpha, sous contrôle israélien, puis la porte Charlie, le poste de contrôle de la Fnuod et parviennent quelques secondes plus tard à la porte Bravo, le terminus syrien.
Dans huit à dix semaines, quand le volume de 10 000 tonnes fixé par Israël et la Syrie aura été transféré, les dirigeants des coopératives druzes reviendront chercher leur paye à Kuneitra. « C’est directement l’Etat syrien qui achète nos pommes, explique Abou Salah, un exploitant druze emmitouflé dans un manteau de laine. Il nous consent un prix légèrement supérieur à celui du marché israélien, environ 2,5 shekels le kilo (45 cents d’euro) au lieu de 2 shekels. Nous ne faisons pas véritablement de profit dans cette affaire. L’important, c’est que cela nous permet de conserver et d’entretenir les terres que nous avons héritées de nos parents. » Il marque une pause, observe le premier camion qui s’ébranle en direction du poste syrien et ajoute, avec un sourire narquois : « C’est un jour de libération, mais chut, ne le répétez pas, car les soldats israéliens sont partout. »
Autant qu’une bouée de sauvetage économique, l’opération est dans l’esprit des gens du Golan une évidente démonstration d’allégeance à Damas. Même si ce territoire a passé davantage d’années sous administration israélienne (1967-2007) que syrienne (1946-1967), la population druze dans son immense majorité demeure fière de ses origines.
Signe éloquent, quasiment aucun de ses membres n’a accepté la citoyenneté de l’Etat juif qui leur a été offerte après l’annexion de 1981. A la rubrique « nationalité », la carte d’identité délivrée par Israël mentionne de façon sibylline « druze ».
« Je n’ai jamais vécu sous souveraineté syrienne, explique Nabih Eweidat, âgé de 39 ans. Je n’ai même jamais pu me rendre en Syrie comme le font certains étudiants du Golan. Mais mes parents m’ont donné une éducation nationaliste arabe. Et puis, j’ai subi personnellement les effets de l’occupation. J’ai été limogé de mon poste de professeur d’informatique parce que soi-disant, je »parlais trop ». Le Shin Beth (les services secrets israéliens) est partout. »
A Majdal Shams, la jeune génération, davantage influencée par le mode de vie israélien, tient parfois un discours moins tranché. Dans le hangar de la coopérative de pommes dont elle tient les comptes, Rose Abu Saleh, âgée de 25 ans, explique combien elle a profité de ses études menées dans le collège de Tel Haï, en Galilée. « C’est vrai que le Golan est occupé. Mais cela ne veut pas dire que nous souffrons tous les jours. Si un jour la paix est conclue, j’espère que ce sera dans de bonnes conditions, de façon à ce que je garde mes amis et mes relations professionnelles en Israël. »
Amal Khater, le contremaître de l’usine, qui surveille le tapis de triage où s’affairent une dizaine d’ouvrières, renchérit sur un ton prudemment critique : « J’aimerais bien vivre en Syrie, mais le régime en place n’est pas vraiment ma tasse de thé. Cela dit, j’ai le temps. La communauté internationale n’a aucune envie de faire pression sur Israël pour qu’il rende le Golan. La paix n’est pas pour demain. »
Dans l’attente de ce grand jour, Amal et Rose profite de l’opération « Pommes du Golan ». Un camion sort d’ailleurs du hangar chargé de palettes. Prêt pour l’exportation ? « Non, corrige Amal, sous le regard approbateur de sa collègue. On ne dit pas « exporter ». Le Golan est en Syrie. Nous envoyons des pommes à Damas. Nuance. »
Benjamin Barthe
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