L’Etat islamique, ombre portée du régime syrien
(Ali Farzat)
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Avec l’art de la mise en scène macabre qui le caractérise, l’Etat Islamique a procédé en public dans la wilaya (gouvernorat) de Homs, mardi 25 novembre au soir, à l’exécution d’un Syrien présenté comme « un renégat de la communauté ismaélienne ». Le nom de la victime n’était pas mentionné dans le film de propagande réalisé à cette occasion, non plus qu’en bas des photos diffusées peu après ce nouveau crime.
Il n’a pas tardé à apparaître que l’affaire était cousue de fil blanc. L’exécution n’était pas destinée à sanctionner un renégat mais à entretenir la terreur parmi la population de la ville voisine de Salamiyeh, à l’est du gouvernorat de Hama, dont la population est composée d’un gros tiers d’Ismaéliens.
Bientôt reconnue par des proches, la victime était en effet un membre de la communauté sunnite. Répondant au nom d’Ihsan Nayyouf, il était originaire du village d’Aqareb, lui-même situé à l’est de Salamiyeh. Il avait été enlevé avec son fils il y a environ deux mois, alors qu’il s’employait, dans le cadre de son travail, à acheminer et à distribuer le pain dans des secteurs encerclés par les forces régulières. Il déjà avait été arrêté peu de temps auparavant à un barrage, dans le village de Tall al-Tout, par des chabbiha des Forces de Défense nationale. Les deux hommes avaient été emmenés vers une destination inconnue. Leur famille n’avait jamais obtenu la moindre nouvelle sur leur sort jusqu’à l’exécution du père, qui s’était déroulée devant le local du moukhtar (chef de quartier) du village d’al-Qoulaïb.
Si la haine éradicatrice manifestée par l’Etat islamique envers tous les croyants ne partageant pas ses convictions et ne reconnaissant pas son autorité est désormais plus qu’établie, le travestissement d’un sunnite en ismaélien pour pouvoir procéder à son exécution est sans précédent. Certains suspectaient déjà que plusieurs des condamnations jusqu’ici prononcées et appliquées à l’encontre de femmes adultères, d’homosexuels, d’espions infiltrés dans ses rangs ou de combattants de groupes rivaux, ne l’avaient été que pour permettre à Da’ech de manifester sa « sauvagerie », conformément aux thèses contenues dans son programme. Mais, dans le cas présent, l’exécution d’un membre prétendu d’une autre communauté musulmane apparaît aussi – et peut-être surtout – comme un service rendu au régime syrien.
Selon une information ayant circulé au début du mois d’août dernier, l’Etat Islamique avait tué, les uns par balle, les autres à l’arme blanche, sept Ismaéliens, membres d’une seule et même famille. Mais, relayée par l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme dont le réseau de correspondants en Syrie est gangrené par des partisans du régime, et ignorée par la propagande de l’organisation djihadiste, cette affaire était rapidement tombée dans l’oubli. Elle n’avait pas eu d’effet notable sur le comportement de la communauté ismaélienne, en dépit de l’inquiétude provoquée chez elle par la perspective d’une arrivée prochaine de Da’ech dans la région.
En revanche, le régime pourra plus aisément convaincre désormais les Ismaéliens d’accepter les armes qu’il leur propose depuis de longs mois, pour constituer des milices d’autodéfense. Jusqu’ici, en effet, ces offres n’avaient pas rencontré dans la communauté ismaélienne, peu désireuse de se laisser entraîner dans un cycle de violence qu’elle ne maîtriserait pas, et qui l’exposerait plus qu’il ne la rassurerait, un accueil aussi large que le souhaitaient les représentants locaux du pouvoir. Il est probable qu’il en ira différemment après ce tragique épisode, même s’il est démontré que ce crime revendiqué n’était rien d’autre qu’une affreuse mascarade.
Mais ce n’est pas la seule leçon que permet l’observation de cet assassinat.
En visionnant la vidéo, il est en effet apparu que l’un des deux combattants de l’Etat Islamique chargés de l’exécution du faux ismaélien était un ancien détenu de la prison de Sadnaya. Il y avait effectué un séjour entre les années 2007 et 2011, avant d’être remis en liberté à l’occasion de l’une des fameuses « amnisties » présidentielles qui ont abouti, après plusieurs mois de révolution pacifique, à lâcher dans la nature des centaines d’islamistes plus ou moins radicaux. Il s’agissait du dénommé Khaled al-Khatib, originaire du quartier d’al-Khaldiyeh, à Homs. Il avait été arrêté à la fin de 2007 en compagnie de son frère, de sa mère et de plusieurs jeunes gens de sa famille, suite à une querelle entre voisins provoquée par une incivilité ayant dégénéré en bagarre et en échange de coups. Malheureusement, ce voisin étant un officier des moukhabarat, il avait été accusé, avec les siens, d’avoir « suscité des dissensions confessionnelles dans la ville »…
Tandis que sa mère était enfermée à la prison des femmes de Douma, il avait été expédié à Sadnaya. Ni lui, ni aucun autre de ses proches n’avait alors la moindre tendance « islamiste ». Il ne partageait pas ce genre d’idées. Il n’en avait pas le comportement. Il n’avait de relation avec aucun groupe. Mais enfermé de longues années dans une cellule où les islamistes appartenant à des courants organisés étaient majoritaires, et soumis comme eux à des conditions de détention très dures et parfois inhumaines, il s’était laissé gagner par leurs convictions djihadistes. Son analphabétisme et son inculture, religieuse ou autre, en avaient fait pour eux une proie facile. Lors de l’une des mutineries qui avaient marqué l’année 2008, son frère avait été tué par les forces du régime intervenues pour ramener le calme.
Lorsqu’il avait été remis en liberté, en 2011, il avait combattu successivement dans plusieurs groupes de l’opposition armée, avant de devenir l’un des responsables syriens de l’Etat islamique.
Plus que partout ailleurs, les prisons ont été utilisées en Syrie pour former les islamistes radicaux dont Bachar al-Assad avait besoin, que ce soit pour combattre en Irak, pour semer le désordre au Liban ou, finalement, pour « mettre le feu » à son pays, pour dissuader quiconque d’y intervenir et pour lui permettre de poursuivre en toute tranquillité, comme à Raqqa cette semaine, ses « meurtres ordinaires ».
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Au terme de l’article qu’elle consacre à cette affaire, la page de la Coordination de la ville de Salamiyeh relève ce qui n’a sans doute rien à voir avec une coïncidence, mais relève plutôt d’une étroite coordination : la publication de la photo de l’exécution du malheureux Ihsan Nayyouf par l’Etat Islamique, le 25 novembre, est intervenue au moment où l’arrivée en ville des cadavres de 14 éléments des Forces de Défense nationale, tués à Alep ou dans ses environs, attisait le mécontentement provoqué dans la population par la poursuite des pertes parmi les jeunes salmounis. Au cas où certains d’entre eux auraient été tentés par la démobilisation ou encouragés à persister dans leur neutralité par ce rapatriement, les Ismaéliens de Salamiyeh ne pouvaient être qu’incités à serrer les rangs autour du régime par l’assassinat de l’un des leurs par l’Etat Islamique…