L’homme est un curieux primate. Il est pratiquement le seul de sa catégorie animale à être doté des deux muscles dits Risorius qui lui permettent de sourire. L’homme peut sourire de bonheur, de tendresse, de compassion, d’humour. Le singe ne peut qu’ouvrir la gueule pour ricaner. L’homme peut rire, c’est-à-dire ricaner de manière telle à exprimer un certain état d’âme plutôt joyeux. Il peut éprouver cette joie pour mille et une raisons dont la finesse du mot d’esprit, d’une blague, d’un dessin humoristique.
Il existe cependant une catégorie de situations où le rire semble déplacé, voire incongru sinon quasi criminel. C’est le rapport au Sacré ou à ce qui est proclamé comme tel.Dans son remarquable roman Le Nom de la Rose, Umberto Eco met en scène toute la problématique de l’humour et du rire. Toute une machination est tissée autour de l’unique manuscrit imputé à Aristote justifiant le rire. Des assassinats sont commis en série afin d’empêcher tout membre de cette sérieuse abbaye, d’accéder au manuscrit et à ses enluminures drolatiques. Jorge di Burgos, un des plus vieux moines joue le garde-chiourme de la sentence de l’ordre établi : Tu ne riras pas.
L’assassinat crapuleux de la rédaction de Charlie Hebdo et des hommes qui, depuis 1968, ont façonné notre regard sur le monde, illustre tragiquement le rapport explosif que l’humour et le rire entretiennent avec l’ordre établi par le puritanisme religieux. En cela, les islamistes radicaux, s’il se confirme que les assassins en sont, ne se distinguent en rien de tous leurs prédécesseurs. On se souviendra avec répugnance de la Genève de Jean Calvin, la Florence de Savonarole, les mesures vaines prises par le pouvoir chrétien contre la fête romaine des Saturnales ou contre les Pantomimes à Constantinople. Que de sorcières ont été brûlées pour l’unique raison d’avoir répandu de la joie et du plaisir jugés comme activités sacrilèges sinon démoniaques.
La question que pose l’assassinat de Charlie Hebdo est simple : le rire est-il compatible ou non avec le religieux et le Sacré ? La réponse a été donnée avant Noël par le Pape François dans son discours de remontrance à la Curie. Parmi les quinze maladies diagnostiquées, François s’attarde longuement sur « la maladie du visage lugubre ». Avoir une tête d’enterrement serait comme une deuxième peau à l’homme religieux engagé dans une dévotion exemplaire au Sacré.
Qui vous a dit qu’on ne rit pas au ciel ? A supposer que le paradis promis aux jihadistes-suicidaires puisse exister, ce serait un lupanar. Peut-on imaginer un tel lupanar sans des éclats de rire incessants chaque fois qu’un bienheureux est traversé par un orgasme paradisiaque dans les bras des belles houris ?
Comment ne pas faire preuve d’humour face à ces mille et une manifestations du ridicule religieux qui nous entoure ? Comment accepter de considérer comme sacrées ces statues colorées de Saint Elie, sorte de Zeus couronné menaçant le monde de son épée ? Pourquoi serait-il sacrilège de se moquer de telles niaiseries ?En quoi est-ce que je porte atteinte au Sacré si je me moque, avec humour, des incongruités qui existent dans de nombreux textes de l’une ou l’autre religion.
L’affaire ne concerne pas seulement l’Islam, tous les monothéismes sont placés à la même enseigne. Les barbus, les enturbannés, les têtes d’enterrement, les visages blafards des croque-morts doivent savoir que les hommes ne sont pas tenus à la crédulité parce que untel ou tel autre ont décidé que tel espace, tel texte,tel objet ne peuvent être questionnés par la voie de l’humour. C’est l’interdit de la question qui est le problème car le questionnement n’est jamais sacrilège.
L’irruption des gardiens autoproclamés du sacré dans notre vie est intolérable, surtout lorsque ces croque-morts tiennent des officines de censure. On a vu récemment le mal dont sont capables les cerbères profanes du sacré comme la Sûreté Générale, ou de leurs collègues religieux comme le Centre Catholique d’Information. On n’a pas encore oublié le tapage éhonté provoqué par le film turc 1453 sur la prise de Constantinople au prétexte qu’il porte atteinte à l’honneur et à la dignité d’un groupe. Curieusement, ce sont des associations, à la limite du racisme,qui menèrent campagne. Plus curieusement encore, les mêmes milieux d’extrême-droite ont réagi plutôt « charitablement » face à l’assassinat de Charlie Hebdo tant ils ont l’habitude de danser sur le sang. Tous ces représentants de la chose haineuse savent que le massacre de Charlie Hebdo fait leur lit.
Comme le dit Baudoin Loos, le meilleur hommage à rendre aux victimes « c’est refuser la récupération et l’amalgame … Refuser tout ce qui ressemblerait de près ou deloin à l’union avec les racistes qui dansent sur le sang ». Les bonnes âmes indignées feraient mieux de cesser d’exiger des musulmans de se désolidariser de l’attentat, en tant que musulmans, « comme si, a priori,le soupçon de connivences avec les terroristes se trouvait automatiquement validé »
L’humour humain n’est ni profanation ni sacrilège. Il vous dérange messieurs les têtes lugubres ? Tant pis pour vous.
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