« Que d’hommes se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller »
Friedrich Nietzsche
De plus en plus de penseurs occidentaux, revisitent leur histoire soit pour rétablir des vérités, soit pour rechercher des explications rationnelles aux problèmes auxquels leurs sociétés sont confrontées. Ces recherches mettent souvent en évidence la très relative objectivité de l’histoire telle qu’elle est apprise et enseignée de nos jours. Que des historiens et autres sociologues exposent notre histoire à un nouvel éclairage ne peut être qu’une source de bénéfice et satisfaction.
Ce n’est pas un hasard si Khaled Ziyadeh a décidé de republier son ouvrage « L’Evolution de la Vision Musulmane de l’Europe ». Et ce n’est pas une coïncidence si Rodney Stark publie « Le Triomphe de la Raison », suivi du sous-titre « Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du christianisme ».
Entrevoir la Lumière
L’historiographie que K. Ziyadeh nous propose, est probablement la toute première dans son genre. Elle met en évidence les périodes-clés qui ont vu les premiers contacts entre le monde musulman et l’Occident. Quelques que soient les formes que ces rencontres aient prises, guerres, missions, voyages et autres, elles ont été marquées par un profond mépris du monde musulman à l’égard de l’Occident.
En couvrant une très longue période historique, en 260 pages, K. Ziyadeh a réussi un ouvrage d’une densité inégalable. Il ne se satisfait pas de lever le rideau sur une partie importante de l’histoire du monde musulman, mais il réussit le difficile exercice de garder la distance requise entre l’historien et son sujet.
Il nous apprend que les ottomans ont manifesté un réel intérêt pour l’Europe dès le début du 18ème siècle, et surtout à la suite du traité de Karlowitz 1699, par lequel les Turcs perdaient la Hongrie et la Transylvanie au profit de l’Autriche et d’autres territoires au profit de la Pologne. Cet échec militaire a rendu le Sultanat conscient de sa faiblesse et de son retard technologique face aux forces armées de l’Occident. Malgré cette prise de conscience et tous les efforts déployés au 18ème siècle par cinq sultans successifs, pour assoir des projets de réforme ; leur impact est resté extrêmement limité. L’armée, les religieux et une grande partie de la société sont restés hostiles à toute ouverture sur l’Occident. Ces tentatives avortées ont permis cependant de rendre l’Occident moins lointain, et par-dessus tout moins méprisable ; mais leur principal défaut a été de croire et de faire croire que l’avance de l’Occident était la simple conjugaison d’une multitude de techniques et d’un certain mode de vie, et qu’il suffisait de les dupliquer.
Malgré les nombreuses confrontations entre le monde musulman et l’Occident, et les nombreuses tentatives de musulmans éclairés, pour comprendre l’expérience européenne, en particulier celle de la France, leur impact sur la pensée et la société musulmane est resté très limité, à l’exception de la Turquie.
K. Ziyadeh nous montre que le désintérêt apparent des musulmans, vis-à-vis de la pensée européenne et de sa culture, depuis les croisades, ne s’est pas manifesté de la même manière d’une région à une autre (ottomans, arabes). Ce désintérêt résulte-il d’une volonté délibérée, ou d’une absence de moyen d’assimilation?
Nous observons que la quasi totalité des intellectuels musulmans éclairés tels que: Abd al-Raḥmān al-Ǧabarti 1754-1822 Egypte, Rifa’a El-Tahtaoui 1801-1873 Egypte, Kheireddine Ettounsi 1822-1890 Tunisie, Jamāl Al-Dīn Al-Afghāni 1838-1897 Afghanistan, Muhammad ‘Abduh 1849-1905 Egypte, etc. étaient des religieux, et que l’essentiel de leurs contributions restent confinées au 19ème siècle Malgré les décalages et les différences constatés entre ces travaux, pour tous sans exception l’Islam est considéré comme potentiellement moteur de progrès, et reconnaître les influences diverses que l’Islam a subies localement, tout au long de son histoire, restent ignorées (La Perse, Byzance, peuples turcs, etc.)
Comment se fait-il, que dans l’esprit des intellectuels musulmans du 20ème siècle, l’histoire et la culture européenne n’aient que le colonialisme et l’asservissement comme aboutissement? N’est-ce pas inquiétant de la part d’individus considérés comme références dans la culture musulmane ?
Mais, fait d’une extrême importance, cette historiographie fait ressortir aussi un constat implacable : Comment se fait-il que l’Occident soit resté aussi inaccessible à l’esprit musulman, en particulier à sa dimension arabe ? Les guerres et conflits successifs entre musulmans et occidentaux ne sont pas nécessairement à l’origine de cette ignorance, de la part des musulmans, de la grande percée intellectuelle, politique, scientifique et économique, qui s’opérait en Occident depuis la chute de l’Empire Romain.
Entrouvrir la Boite de Pandore
Les musulmans ignoraient tout des événements, et des campagnes militaires qui se déroulaient en Europe, dès le 10ème siècle, contre les païens et les ennemis du christianisme, mais curieusement, l’installation des Croisés en Orient deux siècles durant, comme le souligne K. Ziyadeh, n’a pas laissé la moindre trace de curiosité intellectuelle chez les musulmans.
Nous constatons aussi que les penseurs musulmans, du 19ème siècle et du 20ème siècle, comme leurs prédécesseurs, se sont interdit toute recherche sur les cultures monothéistes précédentes afin de comprendre les véritables raisons de l’essor de l’Occident. Dés le début les philosophes musulmans ont surtout puisé dans la pensée grecque antique. Ces derniers, par exemple, ne pouvaient en aucun cas ignorer les écrits des fondateurs de la pensée chrétienne, tels que Paul (10-65 Turquie actuelle), Augustin (354-430 Algérie actuelle) ou Thomas d’Aquin (1224-1225 Italie du sud) et de bien d’autres. Beaucoup de ces fondateurs, les pères de l’Eglise, sont nés avant l’avènement de l’Islam. La question qui se pose est de savoir pourquoi autant d’engouement pour la pensée grecque et rien quant au judaïsme et christianisme ?
On raconte que Mahomet aurait dit : « La meilleure génération est ma génération, et ensuite celle qui la suit, et ensuite celle qui suit celle-ci ». Et celles qui l’ont précédée ? Nous tenons probablement là un début d’explication.
Or « dès les premiers temps, les Pères de l’Eglise ont enseigné que la raison était le don suprême de Dieu et le moyen d’accroître progressivement leur compréhension des Ecritures et de la Révélation. En conséquence, le christianisme s’est trouvé orienté vers l’avenir, tandis que les autres grandes religions affirmaient la supériorité du passé ».
Le précédent en faveur d’une théologie de la déduction et de l’inférence débuta avec saint Paul : « Car notre connaissance est imparfaite et notre capacité de prophétie est imparfaite. » Opposez ceci au deuxième verset du Coran, lequel se proclame comme étant « l’Ecriture dont on ne peut douter ».
Rodney Stark nous dit que : « Chaque fois que l’on soulève le sujet de la science et du savoir islamique, la plupart des historiens soulignent que pendant tous les siècles où l’Europe chrétienne n’a gardé pratiquement rien des connaissances reçues des Grecs, celles-ci étaient vivantes et appréciées en terre d’Islam. C’est certainement vrai, de même que certains manuscrits classiques ont atteint l’Europe grâce au contact avec l’Islam. Mais la possession de toutes ces lumières n’a guère inspiré de progrès intellectuels en terre d’Islam, et a encore moins débouché sur une science islamique. Au lieu de cela, les intellectuels musulmans percevaient pratiquement l’apport des Grecs, en particulier l’œuvre d’Aristote, comme une écriture sacrée qu’il fallait croire plutôt qu’approfondir ».
La Lumière ?
L’ouvrage de R. Stark est un événement, comme chacun de ses livres, tant il apparaît comme une provocation construite, réfléchie, à prendre au sérieux. Il est riche, touffu, d’une culture impressionnante. La question de la réforme est, pour l’auteur, de double articulation. D’abord, elle démontre la singularité du christianisme, seul monothéisme ayant la capacité de se refonder, donc de se transformer, et d’accéder à la modernité.
Dès les premières lignes de son introduction, il nous assène : « Lorsque les Européens entreprirent d’explorer le globe, ce ne fut pas la découverte de l’hémisphère occidental qui leur causa la plus grande surprise, mais celle de l’ampleur de leur supériorité technologique par rapport au reste au monde. Non seulement les fières nations maya, aztèque et inca étaient désemparées face aux intrus européens, mais il en allait de même pour les légendaires civilisations orientales : la Chine, l’Inde, et même le monde islamique étaient arriérés par comparaison avec l’Europe du XVIe siècle. Comment cela s’était-il produit ? Comment se faisait-il qu’alors que de nombreuses civilisations avaient pratiquées l’alchimie, cela avait abouti à la chimie seulement en Europe ? Comment se faisait-il que, depuis des siècles, les Européens étaient en possession de paires de lunettes, des cheminées, d’horloges fiables, de cavalerie lourde ou d’un système de notation musicale ? Comment des nations qui avaient surgi des décombres de Rome et de la barbarie avaient-elles dépassé aussi largement le reste du monde ? »
Le véritable objectif de R. Stark réside dans cette question importante : d’où vient la modernité ? Et la réponse qu’il propose ne l’est pas moins : « L’image chrétienne de Dieu est celle d’un être rationnel qui croît au progrès humain et se révèle plus pleinement au fur et à mesure que les humains acquièrent la capacité de mieux comprendre. De plus, parce que Dieu est un être rationnel et que l’univers est sa création personnelle, celle-ci a nécessairement une structure rationnelle, légitime, stable, qui attend que l’homme la comprenne mieux. Ceci a été la clé de nombreuses entreprises intellectuelles, parmi lesquelles la naissance de la science ».
Selon l’auteur, le christianisme occidental est bien à l’origine de la naissance et du développement de la science moderne, en tant que registre d’explication des phénomènes naturels, et en tant que processus cumulatif de construction théorique et de vérification de la théorie (p. 146). C’est bien au sein du christianisme, produite par lui et non générée contre lui, que la science moderne est née et est devenue mature : « L’engagement chrétien en faveur du progrès par le biais de la rationalité a culminé avec la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin, publié à Paris vers la fin du XIIIe siècle. […]. Saint Thomas d’Aquin avançait que, dans la mesure où l’entendement des humains n’est pas suffisant pour percevoir directement l’essence des choses, il leur est nécessaire de cheminer vers la connaissance pas à pas au moyen de la raison. […]. « Comparer ceci avec l’opinion qui prévalait en Chine à la même époque, bien formulée par Li Yen-Chang : « Si l’on amène les érudits à concentrer leur attention seulement sur la littérature classique et qu’on les empêche de glisser vers l’étude des pratiques vulgaires des générations ultérieures, alors vraiment l’empire aura de la chance ».
Que dire de cet ouvrage, à la fois passionnant et irritant, provocant et séduisant ?
L’auteur résume le triomphe de la raison : « l’essor de l’Occident a été bâti sur quatre triomphes fondamentaux de la raison. Le premier a été le développement de la foi dans le progrès au sein de la théologie chrétienne. La deuxième victoire a été la manière dont cette foi dans le progrès s’est traduite en innovations d’ordre technique et organisationnel, adoptées pour beaucoup par les domaines monastiques. Le troisième a été que, grâce à la théologie chrétienne, la raison a imprégné aussi bien la philosophie que la pratique politique, au point que sont apparus dans l’Europe médiévale des Etats attentifs aux tensions sociales qui ont favorisé un niveau substantiel de liberté personnelle. Le triomphe final a impliqué l’application de la raison au commerce, ce qui a eu pour effet le développement du capitalisme au sein des havres de sécurité que représentaient ces mêmes Etats. Telles ont été les victoires qui ont permis à l’Occident de l’emporter ».
Pour participer et contribuer pleinement à la mondialisation de la modernité, dans une terre d’Islam où chaque différend se transforme en conflit passionnel, n’est-il pas nécessaire de faire appel à la raison ? Ce qui revient intrinsèquement à devenir moderne. Revisiter notre histoire, pour en extraire les faits et les vérités historiques longtemps masqués par une religion dominante et dominatrice refusant tout droit à la pluralité, est devenu une tâche fondamentale pour tous les intellectuels issues de terre d’Islam.
fathi.elyafi@free.fr
* Paris
Khaled Ziyadeh : Ambassadeur du Liban en Egypte et Professeur à l’Université Libanaise.
Rodney Stark : Professeur en sociologie des religions à Baylor University.