COMMERCE Un jour de mai, un chef d’entreprise, quelque part en Inde, est contacté par un agent indien. L’homme, sorti de nulle part, dit offrir ses services pour que ce patron de PME puisse continuer à exporter vers la Russie. « Après l’invasion de l’Ukraine, j’ai décidé d’arrêter de vendre à mes clients qui font partie d’un conglomérat russe. J’ai des intérêts aux États-Unis et je ne veux pas risquer des poursuites là-bas », confie ce dirigeant qui souhaite garder l’anonymat pour ménager, malgré tout, ses liens avec ses interlocuteurs russes.
« Cet agent a été mandaté par mon client russe et il m’a proposé deux options pour contourner les sanctions occidentales, poursuit l’homme d’affaires. Plan A : il me dit qu’il peut acheter ma marchandise en roupies, payer en avance, et récupérer la cargaison à la sortie de l’usine. Comme il n’a pas les moyens d’avancer les fonds, le client russe effectuera un virement en roubles vers un compte de la banque russe Sberbank à New Delhi. Sberbank va ensuite convertir la somme en roupies et la virer sur le compte bancaire de cet agent qui pourra ainsi payer la commande. Ce dernier se charge aussi d’envoyer la marchandise vers le port de Nhava Sheva, près de Bombay. Là, un deuxième intermédiaire s’occupe de contacter la Mediterranean Shipping Company (MSC) », le grand armateur italo-suisse.
L’agent ajoute que le navire de MSC fera route vers Istanbul où la cargaison sera transférée sur un navire russe. Contactée, MSC n’a fait aucun commentaire.
Le schéma en dit long sur les efforts de la Russie pour contourner les sanctions occidentales et éviter les pénuries. Ces dernières semaines, de nombreuses sociétés russes ont approché les autorités et les chambres de commerce indiennes pour importer quantité de biens : produits pharmaceutiques, thé, riz, café, pièces détachées pour l’industrie, matériaux de construction, etc. Certaines PME indiennes sautent sur l’occasion pour remporter des parts de marché. « Les livraisons ont repris et les Russes payent en euros », explique Ajay Sahai, directeur général de la Fédération indienne des organisations exportatrices. Problème : les sanctions compliquent les échanges. « La plupart des banques indiennes ne veulent plus échanger avec leurs homologues russes car elles sont présentes aux États-Unis. Elles n’ont pas envie d’être du mauvais côté de la barrière », complète Ajay Sahai.
Intermédiaire à Hongkong
C’est là que les intermédiaires comme celui qui a contacté le chef d’entreprise cité plus haut entrent en scène. Leur rôle : organiser le paiement des fournisseurs et le transport des marchandises sans enfreindre la loi indienne en dépit des sanctions occidentales. À ce titre, les banques domiciliées en Inde et en Russie jouent un rôle crucial. Outre Sberbank, Commercial Indo Bank LLC, une co-entreprise détenue par les banques publiques indiennes SBI et Canara Bank et qui possède une agence à Moscou, ouvre des comptes pour des sociétés russes souhaitant commercer avec l’Inde, d’après des informations de l’agence Reuters. « Beaucoup de transactions entre sociétés russes et indiennes sont réglées en euros. Mais pour la Russie, ce n’est pas une solution à long terme car tout dépend des réserves de change détenues par le système financier russe », pointe Ajay Sahai.
La Russie se repose aussi sur la Chine pour maintenir son commerce avec l’Inde. « L’homme qui m’a approché a proposé un plan B, poursuit le patron de PME. Il m’a expliqué que la commande pouvait être passée par une société basée à Hongkong qui paierait en euros sur notre compte en Inde et nous laisserait la responsabilité d’envoyer la marchandise sur le port de Nhava Sheva, où elle serait chargée sur un navire de son choix vers le port iranien de Chabahar. Là-bas, la cargaison serait acheminée par la route vers la mer Caspienne, dernière étape avant la Russie. Nous avons poliment refusé : nous ne savons pas d’où proviennent les fonds. » La Turquie et l’Iran ne sont pas les seuls à servir de voie de transit. « Certaines cargaisons passent par le port chinois de Qingdao, en mer Jaune », détaille Ajay Sahai.
Avec seulement 8 milliards de dollars de commerce bilatéral en 2021, l’Inde est longtemps restée un partenaire secondaire pour la Russie. Toutefois, New Delhi est très dépendant de l’industrie militaire russe pour ses achats d’armes et de munitions, ainsi que pour ses importations d’huiles alimentaires. Et le géant d’Asie du Sud est de plus en plus friand du pétrole russe.
Pétrole bradé
La baisse des livraisons vers l’Europe et leur arrêt vers les États-Unis poussent Moscou à brader ses prix, au grand bonheur du gouvernement indien qui peut freiner l’inflation sur les carburants. « Il n’y a pas de sanctions sur le pétrole russe », rappelle Homayoun Falakshahi, analyste chez Kpler. Il précise : « Trois entreprises indiennes s’approvisionnent en Russie : les compagnies nationales Indian Oil et Bharat Petroleum, ainsi que la société privée Reliance. Sans oublier Nayara Energy, une société indienne propriété de Rosneft (le géant russe public, NDLR). Et on sait qu’une cargaison a été vendue entre 60 et 70 dollars le baril, soit une réduction de 30 à 40 % par rapport au brent. » La transaction se fait en dollars via les banques indiennes et russes qui n’ont pas été exclues du système de messagerie interbancaire Swift. En mars et avril, la Russie a exporté vers l’Inde plus de 36 millions de barils selon Kpler. De quoi couvrir environ 12 % des besoins indiens sur deux mois, contre 2 % en moyenne l’an dernier.
« Le pétrole est transporté par le client ou par des sociétés intermédiaires comme Vitol, Trafigura, Gunvor et le russe Lukoil qui ont l’habitude de louer des navires auprès d’armateurs grecs, coréens, panaméens… », poursuit Homayoun Falakshahi. Cependant, Vitol et Trafigura, acteurs mondiaux du trading pétrolier, ont indiqué qu’elles cesseraient leurs activités avec la Russie cette année, ce qui réduirait le nombre de navires affrétés vers l’Inde. La Russie pourrait alors suivre le modèle iranien en recourant à des traders iraniens, chinois et émiratis. Les navires éteindraient alors leurs transpondeurs en mer pour ne pas être repérés. Et Moscou continuerait à écouler son or noir vers l’Inde.
Le Figaro