Alors que la vie du nouveau pape commence au Vatican, les détails du scrutin n’ont pas encore filtré. Si les cardinaux sont tenus de ne rien divulguer du huis clos de la chapelle Sixtine, des indices permettent de dessiner un scénario.
En trois jours, le nouveau pape, Léon XIV, a déjà pris toute sa place à la tête de l’Église catholique. Dimanche, son premier rendez-vous du Regina caeli, cette prière de louange à la Vierge Marie récitée en public, a donné sa première tribune mondiale à cet homme timide etréservé. Le soir de son élection, jeudi, il apparaissait en blanc au même endroit pour une première bénédiction sous le signe de la paix.
Avec force, le pape a persisté dimanche en admonestant tous lesbelligérants du monde, notamment en Ukraine, à Gaza, en Inde et au Pakistan : « jamais plus la guerre ! » Voilà pour la face publique deces premiers jours de pontificat.
Le secret demeure en revanche sur son élection. Tout cardinal électeur qui romprait le mystère du huis clos de la chapelle Sixtine encourt l’excommunication immédiate. À moins que le pape ne l’y autorise, comme le prévoit la Constitution apostolique qui régit le conclave. Mais Rome adore les rumeurs. Et la Ville éternelle parvient souvent à percer ce genre d’énigmes. Sans obtenir, dans un premier temps, de certitudes absolues, mais suffisamment d’informations pour commencer à y voir clair dans la dynamique de ce conclave 2025.
Qui parle ? Des cardinaux, forcément ! Ils se confient à des cardinaux plus âgés qui n’étaient pas dans l’enceinte sacrée. Appartenant au Sénat de l’Église, ayant déjà participé à un ou plusieurs conclaves, ces aînés de plus de 80 ans sont tenus à la même réserve. Les cardinaux électeurs peuvent aussi donner quelques indices à des prélats proches, travaillant au Vatican et rodés aux codes internes de ce monde hermétique. À la fin, personne ne trahit vraiment de secret et le recoupement de plusieurs sources permet de se faire une première idée de ce qui est advenu sous les fresques de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. Mais aussi dans la maison Sainte-Marthe, où habitaient les cardinaux, entre le 7 mai à 17 h 43 quand le « Extra omnes » (« tout le monde dehors ») a retenti dans la chapelle, et le 8 mai à 19 h 13, quand le «Habemus papam » a été prononcé par lecardinal Français Dominique Mamberti.
Le seul qui se soit risqué, pour l’heure, à avancer des chiffres de scrutins, est Alberto Melloni. Cet historien italien, spécialiste du catholicisme, a écrit plusieurs ouvrages sur les conclaves. Dimanche 11 mai, dans Il Corriere della Serra, il affirme sur la base de ses propres sources que, le premier soir du conclave, deux candidats se seraient nettement détachés : le cardinal Pietro Parolin, donné favori, ancien premier ministre du pontificat de François, et le cardinal Prevost, futur Léon XIV, également donné parmi les « papabile ».
Selon Melloni, l’un aurait obtenu 49 voix sur les 133, l’autre 38. Maisl’historien hésite à attribuer ces chiffres à l’un ou à l’autre, car il dit avoir des informations contradictoires. Certains disent que Parolin aurait eu 49 voix et Prevost 38 suffrages, quand d’autres affirmeraient le contraire. L’historien conclut son analyse en affirmant que le « blocage » du conclave aurait été ainsi évité par le retrait de Parolin auprofit de Prevost qui aurait bondi vers l’élection sans coup férir.
C’est une hypothèse plausible mais discutable. Elle laisse penser que Parolin et Prevost auraient obtenu d’emblée une sorte d’égalité de votes, avec chacun une quarantaine de voix, proche de la minorité de blocage (44 voix). Ce qui ouvrait le blocage du conclave, comme en 1978 entre le cardinal Siri, conservateur, et Benelli, progressiste modéré. La paralysie de ces blocs avait conduit le cardinal König, archevêque de Vienne, à proposer de faire monter l’archevêque de Cracovie, Karol Wojtyla, qui devint Jean-Paul II.
Le Figaro, pour sa part, n’a pas obtenu de chiffres aussi précis sur les votes, sinon pour Parolin – une vingtaine de voix. Mais il est possible de reconstituer, sur la base de plusieurs sources très fiables, une autre dynamique plausible de cette élection. À savoir que le premier scrutin aurait mis en valeur de manière remarquable cinq cardinaux : Parolin, Prevost, Aveline, archevêque de Marseille, Erdö, archevêque de Budapest en Hongrie et Pizzaballa, unfranciscain italien, patriarche latin de Jérusalem. Il est possible que d’autres noms soient sortis, mais seulement soutenus par quelques voix seulement. Le Figaro n’en a pas eu connaissance.
En revanche apparaît, de façon hautement probable, un indice très important : après le premier tour du mercredi soir, qui fait office de primaire, le futur Léon XIV aurait pu être élu dès la fin de matinée jeudi. À quelques suffrages près, il aurait été proche de la majorité des deux tiers, fixée à 89 voix. Le quatrième tour de scrutin, l’après- midi du jeudi, ne fut par conséquent qu’une formalité. Personne ne pouvait plus enrayer une dynamique engagée dès le matin en faveur de Prevost.
La rapidité de cette élection éloigne l’hypothèse d’une sorte de renonciation du cardinal Parolin en faveur de Prevost. En effet, lereport des voix aurait été plus lent, comme on a pu l’observer dans les précédents conclaves. L’élection éclair, en deux tours – si on laisse de côté les primaires du mercredi soir et le scrutin de jeudi après-midi, qui n’attendait que quelques voix pour être concluant – renforce une autre hypothèse, très éloignée de celle d’Alberto Melloni. Ce quidémontre au passage, et certainement définitivement, que s’évanouitla prétention transalpine à penser qu’elle contrôle encore l’élection dupape.
Un autre indice indubitable viendrait confirmer cette hypothèse: le nouveau pape a lu un texte très préparé à la loggia, moins d’une heure après la fumée blanche. Dans ce laps de temps si serré, il ne pouvait matériellement pas rédiger un texte aussi personnel et soigné, alors qu’il devait accepter l’élection devant ses pairs, voir cette acceptation constatée et rédigée dans un document formel, allerrevêtir la soutane blanche, se recueillir puis revenir dans la Sixtine pour que chacun des 133 votants lui pose un acte d’allégeance et de félicitations, avant d’arriver aux grandes fenêtres de la loggia centrale. Son texte était donc prêt. Il est peu probable qu’il ait laissé à un collaborateur le soin d’écrire sa première intervention publique. Elle a donc dû être rédigée au moment du déjeuner et du temps de repos avant le dernier vote à partir de 16 heures Les trois précédents papes n’avaient pas lu de textes, ils avaient tous improvisé quelques mots.
Selon plusieurs sources, l’élection s’est faite aussi rapidement, parce que le cardinal Prevost a impressionné les cardinaux tout au long de la semaine par sa force intérieure et sa sérénité. Sa double nationalité, américaine de naissance, péruvienne pour les nécessités de seslongues missions dans ce pays d’Amérique latine, ses origines complexes, pour partie haïtienne, créole, ont désamorcé l’objection majeure qui invalidait sa « candidature » : celle d’un « Yankee » né à Chicago. Un profil 100 % américain aurait braqué l’Amérique du Sud et toute la partie du monde inquiète de la puissance des États-Unis depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Le cardinal Prevost, humble et profond religieux augustin, missionnaire pendant un tiers de sa vie au Pérou, est tout sauf le portrait caricatural d’un Américain écrasant.
Par ailleurs, sa langue maternelle – l’anglais – et sa maîtrise parfaite de l’espagnol, qu’il parle comme un Péruvien, sans une pointe d’accent, les deux langues dominantes du corps cardinalice, ont aidé le futur pape à être en communion culturelle profonde avec les trois quarts des cardinaux. L’italien, qu’il parle aisément, est devenu une langue minoritaire quand les hommes en rouge se réunissent désormais. Quant au français, qu’il comprend mais qu’il ne parle pas, l’usage de cette langue s’éloigne de plus en plus du cercle central du pouvoir dans l’Église.
Le scénario d’une élection dépassant une centaine de voix, forgé selon plusieurs témoignages cardinalices, est corroboré par la présence d’une dynamique forte, enclenchée avant l’entrée dans la Sixtine une fois levées les réserves sur la nationalité du cardinal Prevost. Cet homme, qui résumait dans sa personne toute l’Amérique, du nord au sud, et dans son identité de religieux augustin toute l’Église catholique. Ce pasteur expérimenté, ministre du Vatican, appelé là par François, pour piloter les nominations épiscopales si stratégiques. Ce gestionnaire, enfin, réputé pour son écoute et son sens de la décision,très précis dans ses dossiers. Il était devenu, à 69 ans, le candidat idéal.
Plutôt que le résultat d’une bataille intestine, puis d’un compromis, cher à certains prélats italiens, Léon XIV est plutôt le fruit d’un conclave harmonieux, où l’adhésion à la personnalité de l’élu a instantanément réveillé une communion et une unité qui étaient en souffrance dans l’Église. Il fallait voir, par exemple, vendredi après-midi au collège américain de Rome, le visage réjoui du cardinal Blase Cupich, bergoglien historique, archevêque de Chicago. Ou le message d’action de grâces envoyé après l’élection de Léon XIV par un autre compatriote, le cardinal Burke, sur son compte X, l’un des symboles de la résistance conservatrice contre le pontificat de François.
Immanquablement, dans les prochains jours, sortiront dans la presse italienne d’autres versions, précisions et ressorts. Ou des anecdotes croustillantes, comme celle du cardinal allemand Marx, élu scrutateur, qui n’arrivait pas à faire passer l’aiguille pour ficeler les bulletins de vote avant de les brûler dans le poêle et sa fameuse cheminée. Ou encore l’exhortation d’une heure, elle ne devait pas excéder vingt minutes, du cardinal Cantalamessa, prononcée en italien, incompréhensible par la majorité des 133 cardinaux, qui retardafortement le scrutin du premier soir. En tout état de cause, il faudra attendre plusieurs mois, voire plusieurs années, pour obtenir vraiment des chiffres fiables, qui finissent toujours par advenir. Mais pas par l’opération du Saint-Esprit.