Autrefois réputé pour sa compétence, le ministre russe des Affaires étrangères suscite désormais la consternation.
Ce 18 janvier 2023, devant un parterre de journalistes russes et de correspondants rassemblés dans l’agence de presse Tass, à Moscou, Sergueï Lavrov, le visage fermé, récite une énième diatribe contre l’Ukraine et l’Occident : « Comme Hitler qui avait rassemblé la totalité de l’Europe contre l’Union soviétique, les États-Unis ont organisé une coalition de presque tous les Européens, assène le ministre russe des Affaires étrangères. Ils mènent par l’intermédiaire de l’Ukraine une guerre contre notre pays avec le même objectif : la solution finale au problème russe. » La séquence, filmée, devient virale sur le Net, où elle provoque un mélange d’indignation et de consternation. Pour tant, l’homme est coutumier du fait. Voilà des mois que Sergueï Viktorovit ch Lavrov multiplie les saillies verbales contre les ennemis occidentaux, versant souvent dans une surenchère malsaine. « Hitler avait du sang juif […] Les antisémites les plus ardents sont en général des juifs », avait-i l asséné, le 2 mai. Face au tollé, Poutine avait dû s’excuser en personne auprès d’Israël.
Comment le chef de la diplomatie russe a-t-il pu tomber aussi bas, lui qui, il y a encore deux ans, suscitait une certaine admiration dans les chancelleries euro péennes ? « C’est quelqu’un qui a une énorme capacité de travail, bon vivant et blagueur », estimait alors une source occidentale, qui l’a souvent croisé. En Russie aussi, le personnage est populaire. « Il peut parler d’égal à égal avec n’importe quel expert sur n’importe quel dossier : Syrie, Libye… Il en connaît la moindre ville, le moindre groupe armé. C’est un grand professionnel », rapportait, de son côté, Andreï Kortounov, directeur du Conseil russe des Affaires étrangères, think tank réputé proche du pouvoir.
En 2021, la diplomatie russe est au firmament. Au Proche- Orient, elle parle à la fois aux Syriens, aux Turcs, aux Kurdes, aux Iraniens et aux Israéliens. En Afrique, Moscou avance ses pions, approfondit sa coopération avec la Chine et séduit avec sa vision d’un « monde multipolaire » post-occidental. Sergueï Lavrov incarne cette diplomatie efficace et conquérante. Tour à tour jovial ou sinistre, son visage est familier de Damas à Budapest, comme sa voix de basse qui captive l’attention. Lavrov, diplomate star. Du moins jusqu’à l’entrée des chars russes en Ukraine, le 24 février 2022. Lavrov devient le symbole de cette Russie qui bafoue les droits des peuples. A l’ONU, de nombreux représentants boycottent ses interventions. La Chine, pourtant amie « sans limites » de la Russie, se tient à l’écart. Même dans son pré carré, la Russie est mise en difficulté. Dans le Caucase, elle ne joue plus son rôle d’arbitre dans le conflit du Nagorno-Karabakh. En Asie Centrale, Moscou perd de son influence, en particulier au Kazakhstan. « Les anciennes républiques soviétiques veulent clairement prendre leurs distances avec la Russie, constate Gueorgui Kounadze, ancien vice-ministre russe des Affaires étrangères. Voilà le prix à payer pour l’aventure militaire en Ukraine. »
Aujourd’hui, la diplomatie russe n’est plus que l’ombre d’elle-même. La guerre a fait éclater au grand jour les faiblesses d’une institution pour laquelle, manifestement, le Kremlin n’a que peu de considération. « Il n’y avait sans doute que trois ou quatre personnes qui, dans l’entourage de Poutine, savaient ce qui allait se passer le 24 février, affirme Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe. Ni Lavrov, ni son vice-ministre Riabkov, qui menait pourtant les négociations avec les Américains, n’en faisaient partie. Le ministère des Affaires étrangères n’a pas de poids sur la prise de décision en matière de politique internationale. »A mesure que Poutine renonçait à trouver un terrain d’entente avec l’Occident, son ministère des Affaires étrangères est devenu un « passeur » parmi d’autres de sa propagande à usage interne. C’est à cette aune qu’il faut interpréter ses déclarations incendiaires et ses sorties à l’emporte-pièce.
La sociologie et la culture du ministère russe des Affaires étrangères ne sont pas non plus étrangères à son affaiblissement. « C’est une institution très soviétique, verticale et fossilisée, avec une capacité d’initiative proche de zéro. Son recrutement est très uniforme, avec très peu de femmes. Et il y a un grand manque de diplomates d’un bon niveau entre 50 et 60 ans, d’où la tentation de garder à leur poste des sexagénaires », précise Arnaud Dubien. Sergueï Lavrov est lui-même âgé de 72 ans. Son franc-parler, naguère apprécié, est devenu vulgarité. Des enquêtes des partisans d’Alexeï Navalny lui attribuent une famille cachée qu’il entretiendrait sur les fonds de son ministère, écornant un peu plus son image. Fatigué, il souhaitait démissionner en 2016, mais Poutine avait refusé. « Je pense que Lavrov le regrette, nous glisse une source bien renseignée. Il préférerait sans doute ne pas avoir à gérer ce qu’il se passe actuellement et qui détruit ce qu’il a construit patiemment pendant des années. »
Mini bio
Sergueï Lavrov commence en 1972 sa carrière diplomatique à l’ambassade russe au Sri Lanka. De 1994 à 2004, il est représentant de la Russie à l’OnU. Puis Ministre des affaires étrangères de vladimir Poutine depuis 2004.