Le dernier ouvrage d’Ibrahim Tabet, Le monothéisme, le pouvoir et la guerre de la conversion de Constantin au jihad islamiste, est d’un grand intérêt, car il remet en question une série de préjugés fortement ancrés dans l’inconscient collectif. C’est d’ailleurs sous l’angle du rapport entre les monothéismes et la violence que l’ouvrage prend toute sa dimension.
À la lecture du livre, il apparaît ainsi que, contrairement à une idée largement répandue, les religions monothéistes n’ont pas représenté une avancée dans le domaine des rapports entre religion et violence. Ils ont au contraire fait preuve dans leur histoire de plus d’intolérance et de fanatisme que l’Empire romain païen, ou les croyances indienne, chinoise et japonaise. « Dans l’univers polythéiste des Grecs et des Romains, la religion ne se présente pas comme une vérité unique, garantie par sa source divine, ni comme un dogme 1 . »
Une autre idée reçue que l’ouvrage remet en question est la distinction faite entre les monothéismes, entre monothéisme tolérant et monothéisme violent. Il rappelle que l’évolution de l’islam et de la chrétienté en matière de tolérance s’est faite en sens inverse. De nos jours, c’est principalement le monde musulman qui est accusé d’intolérance et de xénophobie. Mais cela a été longtemps davantage le cas de la chrétienté.
Il nous faut donc refuser toutes les tentatives de « hiérarchiser » les religions en faisant une distinction contestable entre celles qui encouragent la violence et celles qui la rejettent, et rappeler à ceux qui aujourd’hui accusent l’islam d’être une religion de la violence que le « jihad » ne signifie pas « guerre sainte », mais désigne la lutte pour éradiquer l’injustice et le mal dans son ensemble de la société.
Dans la même foulée, l’ouvrage rappelle à ceux qui ne perçoivent la violence que comme une manifestation du fait religieux que les idéologies, ces croyances qui se veulent laïques, ont été à la source des massacres et des génocides qui ont jalonné le XXe siècle. Dans le monde arabe, les massacres qui ont marqué la fin du XXe et le début du XXIe siècle ont été le fait d’un parti nationaliste, le Baas – dans ses deux composantes irakienne et syrienne –, qui se voulait laïc.
Ce n’est que depuis peu qu’un mouvement islamiste, Daech, a commencé à prendre la relève, renouant avec la tradition des ordres religieux militaires, les hospitaliers, les Templiers, et les chevaliers Teutoniques auxquels Ibrahim Tabet consacre un chapitre très intéressant.
La religion, dont la raison d’être est d’ôter à la violence sa légitimité pour permettre aux hommes de vivre ensemble et en paix, devient source de violence lorsqu’elle est réduite à n’être qu’un instrument de pouvoir alimentant des projets de conquêtes comme cela a été longtemps le cas dans l’histoire ou un marqueur identitaire permettant la division d’une même société en factions antagonistes.
Cette division sur base de ce marqueur identitaire, l’Europe l’a connue au XVIIe siècle avec une « guerre de trente ans » qui a opposé des chrétiens, catholiques et protestants, de la Baltique à la Méditerranée.
Cette division, le monde arabe en fait aujourd’hui l’expérience avec une nouvelle guerre de trente ans opposant cette fois musulmans, sunnites et musulmans chiites, de l’Irak au Yémen.
Cette division, le Liban l’a connue au cours de sa longue guerre qui a commencé par opposer des chrétiens et des musulmans avant d’opposer des chrétiens entre eux dans la guerre appelée « guerre d’extermination », et des musulmans entre eux dans la guerre de l’Iqlim el-Touffah entre Amal et le Hezbollah.
La religion comme marqueur identitaire est nécessairement source de violence, car elle réduit l’individu à une seule des dimensions qui constituent son identité et bloque de ce fait même tout rapport à l’autre dont la différence devient source de menace.
Or, les religions dans leur diversité ont justement une mission commune, celle de faire comprendre aux hommes qu’ils sont condamnés pour survivre à coopérer ensemble. La relation à l’autre n’est pas un choix qu’on peut accepter ou refuser, mais une nécessité de vie.
Elle est une nécessité de vie parce qu’elle est la condition à notre autonomie individuelle. Nous n’existons qu’à travers l’autre. Il nous constitue de la même manière que nous le constituons.
Elle est également une nécessité de vie parce qu’elle permet, en limitant la rivalité et la violence, d’assurer la coopération nécessaire pour faire face au danger que représente l’accumulation de la puissance, désormais illimitée et potentiellement autodestructrice, sur les hommes et sur la nature.
Les religions peuvent-elles libérer de la violence ? Oui, si elles apportent une réponse à la question existentielle qui se pose à nous tous, partout dans le monde : comment vivre ensemble, égaux dans nos droits et nos devoirs, différents dans nos multiples appartenances religieuses, ethniques, culturelles, et solidaires dans notre recherche d’un avenir meilleur pour nous tous ?
Elles peuvent libérer de la violence si elles condamnent toutes les formes d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques : l’instrumentalisation de la religion juive pour justifier la création en ce début du XXIe siècle d’un État juif qui serait une forme réinventée de l’apartheid, et l’instrumentalisation de la religion chrétienne pour justifier les dérives antisémites et islamophobes qui sont au fondement des politiques de l’extrême droite occidentale, et, enfin, l’instrumentalisation de la religion musulmane dans les luttes pour le pouvoir au sein même des sociétés musulmanes.
Les religions doivent, pour libérer les hommes de la violence, encourager le vivre-ensemble, car le contraire de la violence n’est pas l’arrêt de toute action violente dirigée contre l’autre, mais le lien à établir avec cet autre. Il ne s’agit pas d’aller chez cet autre pour devenir comme lui, ni d’amener cet autre chez nous pour le rendre semblable à nous. Au contraire, cette relation commence par la reconnaissance de l’autre dans sa différence et sa spécificité. Ce sont elles qui rendent le lien nécessaire et contribuent à constituer notre identité propre.
Ce lien à l’autre est nécessaire pour faire face aujourd’hui à cette montée aux extrêmes qui a conduit les médias à parler, après l’intervention russe en Syrie, de « troisième guerre mondiale ».
(1) Daniel Sallenave, « Le Monde » du 6 mai 2005
*Allocution prononcée au Salon du livre francophone du Biel, Beyrouth, le 1er novembre, lors de la table ronde autour de l’ouvrage d’Ibrahim Tabet, « Le monothéisme, le pouvoir et la guerre, de la conversion de Constantin au jihad islamiste ».