Anil Ambani (au centre), à sa descente d’avion après son vol à bord d’un Rafale, sur la base de Yelahanka, à Bangalore, le 15 février 2017. MANJUNATH KIRAN/AFP
Julien Bouissou (New Delhi, Correspondance) Et Anne Michel
Anil Ambani, un proche du premier ministre Narendra Modi, a bénéficié d’un effacement de sa dette fiscale en France en 2015, au moment même où Dassault négociait la vente de Rafale à l’Inde
ENQUÊTEL’homme au cœur de « l’affaire Rafale », qui agite l’Inde depuis des mois, est un puissant industriel indien, dont la fortune est estimée à 1,9 milliard de dollars (1,68 milliard d’euros) par le magazine Forbes. Anil Ambani est à la fois l’un des principaux bénéficiaires de cette vente de 36 avions de combat français de Dassault Aviation à l’Inde, et un très proche du premier ministre, Narendra Modi. Pas un jour ne passe sans que l’opposition en Inde accuse M. Modi d’avoir tiré profit de ce contrat de 7,9 milliards d’euros, négocié en 2015, en favorisant son ami Ambani. En France, l’ONG anticorruption Sherpa a porté plainte, le 26 octobre 2018, auprès du Parquet national financier (PNF), pour demander l’ouverture d’une enquête sur les soupçons de corruption et trafic d’influence qui entourent cette transaction.
Selon les informations du Monde, la France a annulé un redressement fiscal d’un montant global de 143,7 millions d’euros, pourtant réclamé depuis des années, en faveur d’une entreprise française appartenant au groupe Reliance Communications d’Anil Ambani. Le litige a été réglé entre février et octobre 2015, au moment même où l’Inde et la France négociaient la vente des 36 avions de combat.
Que s’est-il passé cette année-là ? L’entreprise française Reliance Flag Atlantic France, détenue par Anil Ambani, connaît à cette période de gros soucis financiers. Sa solvabilité est menacée par une importante dette fiscale. Cette société fournit des services de télécommunications, en exploitant, notamment avec d’autres sociétés du groupe Reliance, un câble sous-marin de télécommunication transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis, et réalise un chiffre d’affaires de 60,6 millions d’euros sur l’exercice fiscal clos au 31 mars 2014.
Comme le révèle le rapport du 30 janvier 2015 du commissaire aux comptes, dont le rôle est de certifier les comptes de la société, et auquel Le Monde a eu accès, Reliance Flag Atlantic France est sous le coup de deux redressements fiscaux. L’administration fiscale conteste notamment la façon dont l’entreprise a comptabilisé certains achats auprès d’autres sociétés du groupe Reliance, en raison d’un manque de « documentation », ce qui revient à contester la méthodologie employée par Reliance Flag Atlantic France pour calculer ses « prix de transfert ». Cette fameuse technique bien connue des régulateurs est utilisée par les entreprises pour réduire leur facture fiscale. Elle sert à envoyer des profits dans les paradis fiscaux, où ils ne seront pas imposés. La maison mère de la société française d’Anil Ambani, Reliance Globalcom Limited, est ainsi domiciliée aux Bermudes… Un territoire qui vient d’être inscrit, en mars, sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Union européenne.
Le premier redressement, arrêté à la suite d’un contrôle fiscal portant sur la période du 1er avril 2007 au 31 mars 2010, s’élève à 60 millions d’euros, intérêts et majorations compris. L’entreprise s’y oppose et, en 2013, propose de solder le contentieux par un paiement de 7,6 millions d’euros. C’est un refus net de l’administration fiscale. La société engage alors des recours contentieux. Les problèmes s’aggravent, car un second contrôle fiscal est lancé par l’administration, pour la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2012. Il aboutit à un nouveau redressement conséquent de 91 millions d’euros, intérêts de retard et pénalités inclus.
L’entreprise conteste à nouveau. Le commissaire aux comptes note alors avec appréhension que « le montant de la provision est significativement inférieur aux redressements mis à sa charge ». Jean-François Baloteaud, du cabinet AEG Finances, en tire les conséquences : il refuse de certifier les comptes de Reliance Flag Atlantic France. « Nous ne sommes pas en mesure de certifier si les comptes annuels sont, au regard des règles et principes comptables français, réguliers et sincères, et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la société à la fin de cet exercice », peut-on lire dans son rapport de janvier 2015. La facture fiscale totale s’élève à 151 millions d’euros. L’entreprise est en danger, elle a perdu plus de la moitié de son capital social, et ses capitaux propres sont insuffisants.
Visites en France
Quelques mois plus tard, une très bonne nouvelle arrive. Le nouveau commissaire aux comptes de la société, Fabrice Abtan, du cabinet Auréalys, note avec soulagement, dans son rapport du 29 septembre 2015, que l’entreprise Reliance Flag Atlantic France est « sur le point de trouver un accord avec l’administration fiscale grâce à une proposition de règlement d’ensemble pour un montant global entre 7,5 et 8 millions d’euros ». Exactement la même somme que l’administration fiscale avait refusée quelques années plus tôt pour le règlement du contentieux, alors beaucoup moins important. L’accord en bonne et due forme est signé rapidement, le 22 octobre 2015, soit un mois plus tard. Tous les rappels d’impôt sur les sociétés, de CVAE (cotisations sur la valeur ajoutée des entreprises) et de retenue à la source pour les exercices allant de 2008 à 2014, sont réglés contre la somme de 7,3 millions d’euros. Un joli gain pour Anil Ambani : il économise 143,7 millions d’euros d’impôts.
Qu’est-il arrivé entre-temps ? Au début de l’année 2015, Anil Ambani est devenu un acteur-clé dans le contrat des Rafale. Il multiplie les visites en France, comme ce lundi 23 mars 2015, où l’homme d’affaires indien est au ministère de la défense. Il y rencontre plusieurs conseillers de Jean-Yves Le Drian, selon un e-mail interne d’Airbus qui a fuité dans la presse indienne, dont Christophe Salomon, conseiller pour les affaires industrielles, Jean-Claude Mallet ou encore Geoffrey Bouquot. « Une visite confidentielle et programmée dans un délai très court comme vous pouvez l’imaginer », écrit Nicolas Chamussy au PDG d’Airbus, Tom Enders, dont il est le conseiller. « Le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a rencontré à quelques reprises Anil Ambani, qui cherchait à développer des partenariats industriels avec des entreprises françaises de défense », explique sa conseillère presse, qui n’a pas souhaité préciser si les deux hommes ont évoqué le contrat Rafale, s’il était au courant du redressement fiscal de Reliance Flag Atlantic France, ni même des dates de leurs rencontres. « Le choix d’Anil Ambani comme partenaire industriel par Dassault relève uniquement de Dassault », ajoute-t-elle. François Hollande a pourtant affirmé le contraire, fin 2018, expliquant que la France avait « pris le partenaire qui lui avait été donné » par l’Inde.
Rares sont ceux qui le savent, mais, dans les jours précédant l’annonce par M. Modi de son intention d’acquérir les 36 Rafale, le 10 avril 2015, un coup de théâtre se prépare dans les coulisses de la négociation, qui va bénéficier à Anil Ambani. L’achat de 36 appareils « sur étagères », c’est-à-dire tout droit sortis des usines françaises, est une bonne et une mauvaise nouvelle pour la France. Certes, les avions achetés seront tous produits et assemblés dans l’Hexagone, mais M. Modi vient d’enterrer le « contrat du siècle » remporté en 2012 par Dassault et qui prévoyait la livraison de 126 appareils, dont 108 assemblés sur le sol indien. Anil Ambani en était absent.
Dassault négociait depuis trois ans avec le constructeur aéronautique indien public Hindustan Aeronautics Limited la construction d’une chaîne d’assemblage en Inde. En avril 2015, tout est annulé. L’appel d’offres est remplacé par un accord intergouvernemental entre l’Inde et la France. Et l’entreprise publique Hindustan Aeronautics doit laisser sa place à Anil Ambani. Même des responsables du ministère indien de la défense sont pris de court.
Pour ce proche de M. Modi, c’est une aubaine inespérée. Car, dans ce nouvel accord intergouvernemental signé entre les deux pays, les offsets, à savoir la partie du montant du contrat qui doit être réinvestie en Inde sous forme de compensation industrielle, sont particulièrement élevés. Ils atteignent environ 4 milliards d’euros, la moitié du prix de vente des avions. D’autres entreprises partenaires de Dassault, comme Thales, signeront des coentreprises avec Anil Ambani. Même si le montant des offsets doit être partagé avec d’autres sociétés indiennes, l’industriel indien se frotte les mains.
Fin avril 2015, soit quelques jours après l’annonce par M. Modi de son intention d’acquérir 36 Rafale, Anil Ambani enregistre l’entreprise Reliance Aerostructure Limited et forme une coentreprise avec Dassault. Savait-il déjà que les offsets lui reviendraient, alors que le contrat n’est pas encore signé ? Il le sera un an plus tard. Anil Ambani devient donc le nouveau partenaire de Dassault au moment même où, entre février et octobre 2015, l’administration fiscale accepte une transaction de 7,3 millions d’euros au lieu des 151 millions d’euros réclamés au départ.
La théorie et la pratique
Cette dette fiscale a-t-elle pu être annulée sur décision politique ? Sollicitée, l’administration fiscale, tenue au secret, ne fait pas de commentaire. Mais plusieurs sources bien informées expliquent au Monde la règle et la pratique. La règle, c’est que tout contribuable qui conteste un redressement a le droit à la révision de sa situation fiscale. S’il choisit de passer par un ministre pour le faire, celui-ci doit normalement en référer aux ministres de tutelle de la direction générale des finances publiques, c’est-à-dire aux ministres des finances ou du budget ou à leurs directeurs de cabinet. Saisie par leurs soins, l’administration centrale vérifie alors si le contrôle fiscal effectué par ses services est solide en droit ou s’il pourrait être remis en cause devant le juge et peut donc être révisé. Dans les deux cas, soit elle gère le dossier sans en informer le ministre soit, s’agissant de dossiers sensibles, elle adresse une note détaillant sa décision au dit ministre. Lequel est censé s’y conformer, par un document intitulé « approuvé ministre ».
Mais la pratique, elle, tolère quelques entorses. Il est ainsi arrivé qu’un ministre saisisse la direction générale des finances publiques d’un sujet ou d’un dossier sensible bien qu’il n’en ait pas la tutelle. Ou, mieux, passe par l’Elysée pour le faire. « Certains ministres ou chefs d’Etat sont plus interventionnistes que d’autres », glisse un haut fonctionnaire. L’administration centrale, scrupuleuse et jalouse de son indépendance, et dont toutes les décisions peuvent être contrôlées et doivent donc être justifiées, traite les dossiers selon le droit. Dans 95 % des cas, le ministre suit la décision de l’administration… mais il lui arrive aussi d’aller contre.
Interrogé sur le cas Ambani, un expert du contrôle livre ce témoignage, sous couvert d’anonymat : « Même s’il arrive très souvent que des dossiers fiscaux restent coincés longtemps en contentieux et se résolvent soudain en faveur du contribuable, témoigne-t-il, le contexte politique peut peser, pour faire évoluer un dossier et en accélérer le règlement, notamment lorsqu’il s’agit d’un dossier présentant des faiblesses en droit, où le risque existe de se mettre des politiques à dos. » Ce que corrobore ce haut fonctionnaire : « Si un ministre de Bercy intervient avec peut-être une suggestion du ministre de la défense, l’administration fiscale, qui est indépendante et se fait fort de l’être, est alors clairement mise sous pression. »
Fin 2018, un proche collaborateur d’Anil Ambani s’était vanté auprès du Monde, d’avoir rencontré avec lui, au début de l’année 2015, « Emmanuel Macron dans son bureau à Bercy, où le problème fiscal s’est réglé par un coup de fil à son administration ». Le groupe d’Anil Ambani, Reliance Communications, contacté à de multiples reprises par Le Monde, n’a ni confirmé ni démenti, ne souhaitant pas faire de commentaire. Bercy explique qu’aucune trace de cette rencontre n’existe dans les agendas officiels. Même si elle n’y figure pas, a-t-elle eu lieu ? Le service de presse de l’Elysée a indiqué au Monde que, « dans la mémoire d’aucun des conseillers au cabinet [d’Emmanuel Macron, au ministère de l’économie], il n’y a eu un tel rendez-vous entre Emmanuel Macron et Anil Ambani. »« Celui-ci n’a d’ailleurs matériellement pas lieu de s’être tenu, puisque la fiscalité n’était pas dans le portefeuille du ministre. » Président de la République au moment des faits, François Hollande a fait savoir, par l’intermédiaire de sa conseillère presse, qu’il « n’était pas du tout au courant », tout en ajoutant que « les enquêtes fiscales ne remontent jamais jusqu’au président ».
De leur côté, le ministre des finances et le secrétaire d’Etat au budget de l’époque, Michel Sapin et Christian Eckert, déclarent n’avoir aucun souvenir d’un tel dossier et ont donc affirmé ne pas être intervenus au contentieux concernant Reliance Flag Atlantic France.
Ces révélations visant Ambani sont susceptibles de provoquer une tempête politique en Inde, alors que viennent de commencer les élections générales. Du 11 avril au 19 mai, près de 900 millions d’électeurs sont appelés aux urnes pour renouveler le Parlement. Sans compter que la Cour suprême indienne a accepté, le 10 avril, d’enquêter sur le contrat Rafale et les soupçons de corruption l’entourant.