En ce 22 novembre 2022, la République libanaise célèbre le 79ème anniversaire de son indépendance nationale de la puissance mandataire française. En 1920, la France avait créé l’État du Grand Liban en adjoignant au Sandjak autonome du Mont-Liban de 1861 cinq districts ruraux et les villes côtières ainsi que Beyrouth, capitale d’un vilayet ottoman depuis 1888. Au milieu du naufrage actuel du Grand Liban, il est utile de se demander si le mariage du Petit Liban de la Montagne avec les régions et les villes qui lui ont été ajoutées a permis ou non de mieux réaliser l’unité politique au sein d’un État moderne circonscrit par des frontières inviolables et jouissant d’une souveraineté que nul ne remet en cause.
On a récemment vu, grâce aux media, l’ancien président Michel Aoun se laisser promener à Batroun par son gendre favori Gebran Bassil, dans un véhicule électrique aux allures de « Papamobile ». Une petite foule de partisans enthousiastes applaudissait, lançait des vivats ainsi que des acclamations de loyauté et de fidélité au chef et à son héritier politique. L’image est hautement significative dans le contexte actuel d’un Liban plongé dans les ténèbres à cause de la gestion désastreuse de G. Bassil du secteur de l’électricité et des ressources énergétiques. Le gendre du Général Michel Aoun possède donc un joujou automobile électrique dernier cri. On aimerait savoir comment il charge les batteries en lithium qui alimentent le véhicule vu que l’EDL ne fournit plus de courant électrique au pays. De même, on aimerait savoir comment la même EDL a pu accumuler un déficit de 40 milliards de dollars depuis 2009 sous la gestion de Bassil. À ceci on ajoutera, à l’adresse de G. Bassil, le déficit des communications ainsi que les dépenses somptuaires engagées pour construire moult barrages, tel celui de Mseilha qui ne retient aucune goutte d’eau mais en facilite l’infiltration en sous-sol.
On rétorquera que l’actuel président du parti identitaire d’extrême droite CPL n’est pas l’unique responsable de la faillite de l’État et de sa réduction à la disette. C’est vrai. Le problème est plus profond et structurel car enraciné dans une culture d’un autre âge qui a dominé, durant des siècles, le Mont-Liban où les minorités druze, maronite et chiite ont fini par cohabiter ensemble grâce à l’emprise d’un noyau de familles féodales, druzes et musulmanes surtout, qui ont ainsi pu assurer un minimum d’unité politique dont le fondement se trouve dans le compromis perpétuel sans cesse renouvelé entre les notables des différents clans. L’unité politique, au sein de cette société rurale, est d’abord un ordre établi par la bonne entente entre dynasties familiales dirigées par un seigneur, un « zaïm« . L’administration ottomane gérait ces régions par l’entremise d’un tel ordre féodal. Par contre, les villes côtières ainsi que l’hinterland vivaient sous la domination directe de la bureaucratie ottomane. Zones d’échanges et de commerce, les régions urbaines et côtières ont ainsi permis à une certaine bourgeoisie marchande, de type patricien, d’émerger et de gérer les cités et leurs dépendances.
Dans son essai « Beyrouth, capitale contre le Mont-Liban« , Ezzedine Mohamad aborde cette problématique de l’urbanité et de la ruralité, exacerbée par le développement fulgurant de Beyrouth à partir de 1840 qui verra la modeste petite bourgade passer de moins de 10.000 habitants en 1800 à plus de 200.000 en 1900. Cette nouvelle ville-monde sera proclamée capitale du Grand Liban.
La permanence de l’esprit féodal et clanique permet de comprendre pourquoi la foule de Batroun, privée de courant électrique et d’eau courante, applaudit bruyamment le nouveau joujou électrique du seigneur fondateur de la dynastie dont le bien-aimé gendre est l’héritier désigné du legs politique. Tout le sexennat de Michel Aoun (2016-2022) fut une interminable et laborieuse gestation du pouvoir dynastique, destiné à passer à son gendre-légataire. Dans d’autres régions rurales libanaises, d’autres clans familiaux et d’autres foules enthousiastes obéissent à la même logique. La ruralité, avec son clanisme féodal, semble être une constante indéracinable dans certaines sociétés.
Ceci pose la question de l’unité politique. Un système féodal est fondateur d’un certain ordre établi où il n’y a pas de citoyens, des sujets autonomes, mais des dynasties de familles et de clans. Ceci n’a rien à voir avec le contrat social. La référence qui cimente un tel ordre relève plutôt de l’arbitraire et de la bonne entente des « parrains/zaïms« . C’est ce qu’avait constaté le dernier gouverneur ottoman (1912-1915) du Sandjak du Mont-Liban, Ohannès Pacha Kouyoumdjian qui pastichait la société de son ressort administratif en disant qu’elle était un mélange de « tribalisme sémitique et de féodalisme indo-européen ».
Georges Corm, dans « Le Liban contemporain » regrette que « Beyrouth et la Montagne n’ont pas su s’apprivoiser mutuellement » après leur réunion en 1920 au sein du Grand Liban. Ainsi, Robert de Caix de Saint-Aymour (1869-1970), émissaire français au Levant fait observer : « Il est très douteux qu’une grosse ville comme Beyrouth […] soit une capitale désirable pour la Montagne ; le caractère de celle-ci pourrait en être altéré ». Nombreux sont en effet les libanais qui se perçoivent toujours « à » Beyrouth et non « de » Beyrouth. L’historienne Carla Eddé attire l’attention sur l’importance, pour les Beyrouthins d’origine, de se dire libanais depuis une ville du littoral « syrien » tant ceci « donne un argument de poids au projet libaniste et brise l’image d’une revendication presque exclusivement maronite du Mont-Liban ».
Fleuron incontesté des réformes ottomanes, les Tanzimat, Beyrouth poursuit son exceptionnel développement au XIX° siècle en se désottomanisant et en optant résolument pour la modernité occidentale. Aux yeux de la Montagne, son émergence se justifie par son inclusion dans sa propre sphère d’autonomie. Peu à peu ceci a fini par inclure la ville dans les conflits de la Montagne. Aux yeux des nationalistes arabes par contre, Beyrouth existe parce qu’elle était devenue la capitale incontestée de la renaissance culturelle arabe. En prenant de l’ampleur, Beyrouth va devenir le théâtre de confrontation de la logique de ruralité et de celle d’urbanité. Devenue en quelques décennies la vitrine de l’Orient arabe, elle sera le théâtre d’opération de tous les nationalismes de l’Orient. Beyrouth n’a pas eu le temps d’être politiquement elle-même. Les anciennes grands familles de la Montagne et les notabilités patriciennes des villes « vont entrer en rivalité pour la gestion du pays en usant du communautarisme le plus étroit ». Ceci aura pour résultat un » régime détestable de clientélisme confessionnel et de corruption qui bloquera l’épanouissement de la société libanaise » (G. Corm). La société du Mont-Liban avait vécu « sous un régime politique fondé sur la domination inter-communautaire de grands féodaux » sans intervention directe des autorités religieuses. Par contre, le Grand Liban sera géré par un club étroit de familles qui, dans leur compétition pour le pouvoir, devront se concilier de plus en plus les forces communautaires.
Un siècle plus tard, en ce 79ème anniversaire de l’indépendance, le statut de Beyrouth ne semble toujours pas résolu. La capitale libanaise n’a pas réussi à acquérir une autonomie suffisante lui permettant de jouer le rôle rassembleur de matrice de l’unité politique d’une nation. Géant urbain économique et culturel, elle n’a pas pu acquérir le statut de cité normative en matière politique. Hypothéquée par les contradictions de sa naissance, la ville n’a cessé d’être sévèrement ruralisée et l’unité de son territoire fragmentée. Ce fut le cas durant la guerre civile (1975-1990). C’est surtout le cas depuis l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 qui a mis le Liban et sa capitale sous l’hégémonie de deux forces claniques identitaires: le Hezbollah musulman-chiite et le CPL chrétien-maronite. Ce couple du populisme identitaire d’origine rurale a remplacé le couple bourgeois sunnito-maronite (Riad el Solh et Béchara el Khoury) qui avait fait le Liban indépendant de 1943.
En dépit de l’intermède « haririen » de la reconstruction de la ville (1992-2005), force est de constater qu’aujourd’hui la logique féodale, clanique et identitaire semble triompher. Il suffit d’observer la rocambolesque campagne électorale présidentielle. Elle voit s’affronter des héritiers de familles maronites traditionnelles même si Gebran Bassil apparaît comme un outsider à un tel club féodal. Depuis l’accès de son beau-père Michel Aoun à la présidence de la république en 2016, Bassil s’est appliqué à s’en prendre, par tous les moyens, à ses seuls rivaux chrétiens présidentiables afin de les détruire politiquement.
Certains rêvent aujourd’hui de retourner au Petit Liban, celui du Protocole de 1861 régissant le Sandjak autonome du Mont-Liban. D’autres, et ils sont nombreux, souhaiteraient même retourner au règlement de 1845 qui avait divisé la Montagne en deux districts (caïmacamats), ce qui avait consacré l’autonomie communautaire, en l’occurrence la division confessionnelle sur une base territoriale. Le compromis de 1845 fut un échec. D’autres formules d’implosion sont également débattues actuellement. Tout le monde semble avoir fait le deuil de l’État unitaire, celui de 1920, sans même se préoccuper de la condition sine qua non indispensable à toute formule fédérative : l’État central.
Il existe deux obstacles insurmontables à toute formule fédérative actuellement :
- Le premier est le conflit existant sur la nature même de l’État central. Tel est le noyau central de la crise libanaise depuis 2005 et la montée en puissance de l’hégémonie iranienne. On voit mal comment une fédération pourrait se voir stabiliser dans ces conditions.
- Le deuxième relève de l’archaïsme clanique, notamment en milieu chrétien. Si aujourd’hui, dans un Liban unitaire, la campagne présidentielle est une interminable série de règlement de comptes entre chefs maronites présidentiables, on peut prédire que dans un canton confessionnel chrétien homogénéisé, on risque bien d’assister à une interminable guerre civile entre chefs de clans afin de faire émerger un chef unique, nécessairement le parrain le plus fort, c’est à dire le moins démocratique, capable de toutes les forfaitures possibles lui permettant de s’approprier le pouvoir suprême au sein de son groupe.
L’explosion du 4 août 2020 sur le port de Beyrouth fut le tomber de rideau de l’aventure exceptionnelle d’une grande métropole ouverte et cosmopolite, lieu d’une modernité ouverte sur le monde. Cette explosion clôture un chapitre fabuleux de la capitale libanaise, aujourd’hui tristement ruralisée et fragmentée par des forces identitaires populistes et des milices liées à l’étranger. Si ce 79ème anniversaire de l’indépendance de la République Libanaise doit avoir un sens, ce serait celui de » repenser Beyrouth » afin de mener à bien le chantier de l’unité politique libanaise à venir, loin de son cadre archaïque et traditionnel qui suscite encore tant de nostalgie chez certains.
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