Adrien Pécout
Des lendemains qui chantent et des ministres qui parlent à la radio : 1936, année du Front populaire. Entre deux refrains de Tino Rossi ou de Ray Ventura, le socialiste Léo Lagrange prend le micro : « Dans les sports, nous devonschoisir entre deux conceptions différentes. »
Pour le nouveau sous-secrétaire d’Etat, pas question de favoriser le « sport-spectacle », « la pratique de sports restreints à un nombre relativement petit de privilégiés ». Bien au contraire, clame-t-il aux auditeurs de « La Voix de Paris », le 10 juin de cette année-là : « c’est du côté des masses qu’il faut porter le plus grand effort ».
Son responsable, Léo Lagrange, député du Nord dont le nom orne encore le fronton de nombreux stades en France, plaide pour le développement d’une politique publique du sport. Dit autrement, pour des « loisirs sportifs, loisirs touristiques, loisirs culturels où doivent s’associer et se compléter les joies du stade, les joies de la promenade, du camping, du voyage, les joies des spectacles et des fêtes ».
« L’ouvrier, le paysan et le chômeur »
Trilogie rêvée, selon cet avocat de formation, pour « que l’ouvrier, le paysan et le chômeur trouvent dans le loisir la joie de vivre et le sens de leur dignité ». Et, avec eux, toute cette jeunesse qui s’ankylose par « manque de terrains et de stades, manque d’instructeurs et d’entraîneurs, manque de temps (…), frais trop élevés »…
De belles paroles, et voilà tout ? En deux ans d’exercice, le Front populaire aura tout de même eu le temps d’en mettre certaines en application. Rattachée au ministère de la santé publique, l’administration Lagrange se livre d’emblée à un inventaire national pour prendre la mesure des équipements sportifs déjà existants – et des inégalités territoriales qui pourraient en résulter.
Le point de départ pour le financement de 21 « parcs des sports », 33 « bassins de natation couverts », 186 « terrains de jeux aménagés » et 892 « terrains de jeux simples », d’après les décomptes de l’historien Pascal Ory (La Belle Illusion, CNRS, 1 040 p., 17 euros).
A l’heure où le football professionnel est balbutiant (1932) et où la France s’apprête à organiser la Coupe du monde (1938), toujours le même leitmotiv : ne pas accorder de « crédit »gouvernemental « pour les stades où 50 000 spectateurs contemplent 20 ou 30 acteurs », mais plutôt favoriser la pratique du plus grand nombre grâce à des infrastructures mieux réparties et de moindres dimensions.
24 millions d’anciens francs pour les équipements
Les subventions de l’Etat pour le financement des équipements sportifs passent ainsi de 4 millions d’anciens francs en 1935 (l’équivalent de 3 millions d’euros) à 24 millions lors de l’élection du Front populaire, relèvent les historiens Patrick Clastres et Paul Dietschy dans Sport, société et culture en France du XIXe siècle à nos jours (Hachette, 2006).
Le programme s’inspire de celui qui avait été dressé avant les législatives par la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT). Dans un esprit d’unité qui préfigure le Front populaire, cette organisation rassemble sportifs communistes et socialistes depuis décembre 1934. Et se propose de travailler à « l’introduction (…) de méthodes et de moyens qui ne serviront que l’intérêt général du pays et la cause sportive ».
Le gouvernement de Léon Blum dispose aussi d’autres outils que la truelle des chantiers. Dès juin 1936, une première série de lois contribue à la conquête du temps libre. Réduction du temps de travail à 40 heures hebdomadaires, établissement des congés payés, puis nationalisation des chemins de fer avec tarifs réduits : les casquettes des ouvriers peuvent enfin voir du pays, partir« de bon matin (…) à bicyclette », ainsi que le chantera Montand, ou danser dans les guinguettes.
Ce souci de démocratisation entraîne aussi la création du Brevet sportif populaire. Ouvert aux jeunes gens, l’examen se compose d’« épreuves simples et accessibles aux filles et aux garçons (course, saut, grimper) », décrivent Clastres et Dietschy. En 1937, 400 000 candidats se prêtent déjà à l’exercice. Leur récompense : un diplôme et une médaille qui consacrent leurs aptitudes aux activités physiques et sportives.
Abstention communiste
Dans cette France sous la menace d’un second conflit mondial, Léo Lagrange précise son propos. Toute la nuance étant dans l’adjectif : « Nous ne voulons pas que notre action ait pour seul objet de mettre dans les mains de nos jeunes un fusil. C’est en messager de la vie et non pas de la mort que nous voulons nous présenter. »
Même sur les terrains de sport, l’imminence de la seconde guerre mondiale rattrape la dynamique du Front populaire. En 1936, la FSGT mène campagne contre la tenue des Jeux olympiquesd’été à Berlin. Le 9 juillet, le Parlement finit par voter en faveur d’une subvention aux sportifs en partance, le mois suivant, pour l’Allemagne nazie… Dans l’hémicycle, 528 voix « pour », dont celles des socialistes. Les élus communistes préfèrent s’abstenir. Et seul un député vote « contre » : le radical Pierre Mendès France, futur résistant puis président du conseil sous la IVe République.
Le même été, le contre-projet de l’Olimpiada popular de Barcelone échoue au dernier moment. Impulsée par l’Internationale rouge sportive (communiste), cette alternative aux Jeux officiels se heurte au début du putsch militaire de Franco. Avec huit décennies de recul, d’aucuns verront aujourd’hui dans ce dessein une allégorie du Front populaire. Voire un reflet de ses propres limites.
« Le régime liberticide de Vichy a ensuite donné du plomb dans l’aile aux politiques du Front populaire », euphémise le sociologue Jean-Paul Callède, chargé de recherche au CNRS. On n’en observe pas moins de nos jours une revendication de l’héritage de Léo Lagrange, « à gauche comme à droite », relève Marianne Lassus, membre du Comité d’histoire des ministères chargés de la jeunesse et des sports.
« Vecteur d’émancipation »
« Nous nous inscrivons complètement dans l’idée qu’il faut prendre le sport comme un vecteur d’émancipation et de lien social », assure ainsi au Monde Thierry Braillard, membre du Parti radical de gauche, et secrétaire d’Etat aux sports depuis 2014. Celui-ci cite notamment la perspective, pour les médecins, de prescrire du sport sur ordonnance à leurs patients.
« Dire qu’une licence sportive remplace une bonne liste de médicaments correspond clairement aux fondamentaux du Front populaire », appuie Yann Lasnier, secrétaire général de la Fédération Léo-Lagrange, créée en 1950 et désormais dirigée par le président du groupe socialiste à l’Assemblée, Bruno Le Roux.
Comme s’il s’agissait d’une entreprise, le sport professionnel a pourtant acquis une importance croissante au gré des décennies… et au détriment du sport pour tous. « Il faut s’adapter à la société », justifie Thierry Braillard lorsqu’il défend son rapport destiné à accroître « la compétitivité » de ce secteur.
Si la Fédération sportive et gymnique du travail apprécie à présent une « réelle démocratisation des activités physiques et sportives en France », elle regrette aussi les menaces qui pèsent sur le sport pour tous. Sa coprésidente, Lydia Martins Viana, dénonce l’idée d’un sport réduit « aux questions de santé » et dépourvu de réflexion sur sa dimension culturelle. Ou bien pensé comme« un divertissement pour ceux qui en auront les moyens », dans un contexte où se « raréfient » les dotations de l’Etat aux collectivités territoriales.
« Tel que le sport professionnel existe aujourd’hui, poursuit la dirigeante, l’argent semble être devenu une fin au lieu d’être un moyen, ce qui explique une vraie rupture entre les pratiques quotidiennes de la population et le sport-spectacle. » Celui-là même dont Léo Lagrange, décidément visionnaire, parlait déjà un jour de juin 1936.
A lire « 1936 », un hors-série du « Monde » consacré au Front populaire, 98 pages, 8,5 euros. En kiosques.