«Erdogan : 50% des Turcs l’adorent, 50 % le haïssent»

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Par Eugénie Bastié

INTERVIEW – Pour le politologue turc, Ahmet Insel, si le président turc Recep Tayyip Erdogan a remporté la majorité aux législatives de dimanche, c’est grâce à sa stratégie «moi ou le chaos».

LE FIGARO – Recep Tayyip Erdogan et son parti islamo-conservateur l’AKP ont obtenu la majorité dimanche, après l’avoir perdu en juin dernier. Cette victoire est-elle étonnante? Comment l’expliquer?

AHMET INSEL* – Une victoire si large est étonnante en effet. Toutes les enquêtes d’opinion, même celles d’instituts proches de l’AKP, ont sous-estimé le report de voix: les sondages les plus favorables mettaient l’AKP à 46 %, il a obtenu 49,4 % des suffrages. La menace «moi ou le chaos» a fonctionné. Il faut dire que les Turcs ont assisté ces derniers mois à la concrétisation de scènes de chaos, avec l’attentat très meurtrier de la branche turque de Daech début octobre à Ankara ou encore dans des villes kurdes où les jeunes radicaux dressaient des barricades et agressaient les forces de l’ordre.

L’incapacité des partis d’opposition à faire une coalition en juin dernier a aussi été sanctionnée. Le grand perdant de cette élection c’est d’ailleurs le parti d’extrême droite MHP qui a vu deux millions de ses électeurs rejoindre l’AKP. Après le 7 juin, c’est lui qui avait bloqué toute solution de coalition en refusant de s’allier avec Erdogan. C’est le parti du non pour tout.

En Turquie, le centre de gravité de la politique est par ailleurs fortement à droite. Il y a un bloc incompressible de 60 % d’électeurs sunnites nationalistes conservateurs.

Est-ce le vote de la peur ou bien le président bénéficie-t-il d’une vraie popularité?

La popularité d’Erdogan est à deux faces: 50 % de la population le hait, 50 % l’adore. Les Turcs ont peur des Kurdes, et de la possibilité d’une nouvelle guerre civile, c’est pourquoi ils ont fait le choix de la stabilité avec l’AKP. Les scènes de violence dans les villes kurdes, les déclarations autonomistes de certains dirigeants du PKK (parti autonomiste kurde, considéré comme terroriste par le gouvernement) ont aussi effrayé la classe moyenne kurde, qui s’est détourné du parti de gauche pro-kurde le HDP. Le PKK est donc en partie responsable de l’échec du HDP. C’est une leçon: la stratégie de la tension, de la violence, du conflit, ne sont pas récompensés dans les urnes. Au contraire, elles poussent les gens à voter pour un chef autoritaire, et renforcent Erdogan, qui se présentait dans la campagne comme celui qui mettrait en œuvre le processus de paix.

Peut-on s’attendre à un regain d’autoritarisme de la part d’Erdogan fort de sa nouvelle légitimité?

Pas un regain, mais une poursuite d’un autoritarisme qui n’a jamais ralenti en intensité! Nous sommes entrés en Turquie dans l’ère d’un régime présidentiel de fait, à défaut d’être de droit (la Constitution ne le reconnaît pas). En Août 2014, Erdogan devenait le premier président turc élu au suffrage universel (52 % au premier tour). Cette large majorité parlementaire confirme et renforce sa légitimité. Il a les mains libres pour imposer son régime présidentiel.

*Ahmet Insel, est politologue en Turquie, et vice-président de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de La nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, mai 2015).

Le Figaro

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