Dans la soirée du mercredi 7 mars, une patrouille de la Sécurité militaire a fait intrusion dans le restaurant Ninar, situé à proximité de Bab Charqi, dans la vieille ville de Damas. Selon l’Organisation Nationale des Droits de l’Homme en Syrie, elle s’est emparée d’un groupe d’une douzaine de jeunes gens qui dînaient là, parmi lesquels la jeune Yara Chammas. Agée de 22 ans et étudiante en informatique, elle est la fille de l’avocat Michel Chammas. Dispensés par les us et coutumes locaux de décliner leur identité, celle du service de l’Etat auquel ils appartiennent et le motif de leur intervention, les moukhabarat ont emmené les jeunes gens « vers une destination inconnue ».
Il est possible que Yara Chammas et ses amis aient été arrêtés pour une quelconque activité au sein de la révolution. Mais il est beaucoup plus probable que, conformément à une autre tradition bien attestée en Syrie, la jeune fille ait été prise en otage aux lieu et place de son père. Il est en effet beaucoup plus efficace, pour les hommes sans scrupule auxquels est abandonnée la « sécurité » du régime, qui n’a rien à voir avec celle du pays et encore moins des Syriens, de frapper ceux qui regimbent et refusent de se taire là où ils sont le plus sensibles : dans la personne de leurs enfants ou d’autres membres de leur famille. Le même jour, pour se venger du général Fayez Amr, rallié à l’opposition après sa défection et sa fuite en Turquie, d’autres moukhabarat s’étaient emparés de l’épouse et des six enfants du déserteur, eux aussi emmenés « vers une destination inconnue ».
Avocat et membre de la communauté chrétienne de Syrie, Michel Chammas est activement engagé dans la défense des Droits de l’Homme en Syrie. Il a multiplié, au cours des derniers mois, les analyses critiques des textes législatifs censés encadrer les réformes du chef de l’Etat. Il venait de publier une série d’articles sur la nouvelle Constitution, récemment adoptée par référendum, dans lesquels il avait démontré qu’elle « ne répondait nullement aux attentes des Syriens », dans la mesure où elle transférait au président de la République, consacré seul dirigeant de l’Etat et de la société, les prérogatives jusqu’alors reconnues au parti Baath. Cela aboutissait à nier dans les faits le principe de la séparation des pouvoirs. Suite à l’arrestation de sa fille, il a rappelé que la nouvelle Constitution, promulguée le 28 février, stipule en toutes lettres dans son article 53 que « personne n’a le droit d’arrêter de citoyens sans ordre des autorités judiciaires »… C’est dire que le problème se situe moins en Syrie du côté de la Loi que des personnes censées faire appliquer la Loi, et que le changement de Constitution ne permettra pas aux Syriens, à lui seul, d’échapper aux agissements illégaux des services de sécurité.
N’hésitant pas à prendre le contre-pied des discours officiels, l’avocat martèle également avec une remarquable persévérance que « les chrétiens d’Orient ne doivent pas avoir peur des régimes démocratiques ». Ce qui sous-entend qu’ils ne doivent pas se laisser intoxiquer par ceux qui, pour se maintenir en place, en Syrie et ailleurs, qualifient en bloc d’islamistes terroristes, tous les détracteurs du monopole de fait qu’ils exercent sur le pouvoir. Coïncidence étrange, Michel Chammas avait publié le matin même de l’arrestation de sa fille, sur le site All4Syria, la 3ème et dernière partie d’une longue étude intitulée encore une fois : « Les chrétiens de Syrie… et la peur du changement ». Il y écrivait, entre autres choses, qu’il « n’y a rien d’étonnant à ce que la majorité des hommes de religion musulmans et chrétiens se tiennent du côté du régime, dans la mesure où la plupart d’entre eux cherchent à préserver les privilèges dont ils bénéficient ». Il y affirmait qu’une telle attitude est « en contradiction avec l’histoire des chrétiens d’Orient et le parcours de l’Eglise depuis St Jean Chrysostome, comme avec l’existence même du christianisme dans le pays où il est né et d’où il s’est répandu dans le monde ». Elle ne « s’accorde pas davantage avec l’intérêt des chrétiens, appelés en tant que citoyens à prendre leur part de responsabilité, avec les autres Syriens, dans la gestion du présent et la construction de l’avenir ».
Plus grave encore, il avait confié au même site un article dans lequel il dénonçait, sous le titre : « Ecoutez ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font », l’intrusion des responsables religieux en général, et du patriarche maronite libanais Bichara Al Raï en particulier, dans le domaine politique où ils n’avaient que faire. Il ne dissimulait pas son irritation d’avoir entendu l’intéressé déclarer à Reuters que « la Syrie est l’Etat le plus proche de la démocratie » dans le monde arabe, sous le prétexte que « l’islam n’y est pas la religion de l’Etat mais uniquement celle du chef de l’Etat » ! Or, selon l’avocat, cette situation n’a rien à voir avec le régime actuel, puisqu’elle remonte aux origines de la République syrienne et à la Constitution de 1950. Qui plus est, en s’emparant du pouvoir par la force, en 1963, le parti Baath a perpétué et non pas supprimé la paralysie de toute vie politique dans le pays, qui avait accompagné l’Union avec l’Egypte de 1958 à 1961. Généralisant son propos à tous les hommes de religion, il concluait en leur suggérant de « tenir le rôle qu’on attendait d’eux à l’église ou à la mosquée, à se concentrer essentiellement sur l’orientation morale de leurs fidèles, la lutte contre l’occupation, les déviances et la corruption multiforme émanant du pouvoir et d’ailleurs, et à contribuer à la libération de la société de l’obscurantisme, de l’injustice et de la tyrannie ».
Beaucoup, à la tête des Eglises en Syrie et dans les chancelleries en Occident, considèrent jusqu’à aujourd’hui que la présence de Bachar Al Assad à la tête de l’Etat syrien est une chance pour les minorités religieuses en général et pour les chrétiens en particulier. Cette nouvelle affaire devrait les inciter à reconnaître au contraire que le régime syrien ne protège les chrétiens, comme les autres Syriens de toutes les communautés, y compris de la communauté sunnite, que dans la mesure où ils sont prêts à lui faire l’allégeance sans condition que l’on ne requiert d’ordinaire que des vaincus ou des esclaves. Dans le cas contraire, ils n’ont pas à attendre de sa part la moindre estime, bienveillance ou commisération.
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