Des corps de victimes de l’attaque chimique de la Ghouta, en août 2013, attribuée au régime de Damas, sur une photo diffusée par l’opposition syrienne. – / AFP
Trois ONG ouvrent une procédure contre le régime de Bachar Al-Assad devant le parquet de Karlsruhe, au nom de la compétence universelle. La plainte porte sur deux attaques au gaz sarin : une intervenue en 2013 dans la Ghouta orentale et l’autre en 2017 à Khan Cheikhoun.
Pour la première fois depuis le début de la guerre civile syrienne, en 2011, les carnages à l’arme chimique, commis par le régime de Damas, atterrissent sur le bureau d’un procureur. Lundi 5 octobre, trois ONG syriennes et internationale – Open Society Justice Initiative (OSJI), Syrian Archive et le Centre syrien des médias et de la liberté d’expression – ont déposé plainte pour crimes contre l’humanité, devant le parquet de Karlsruhe, en Allemagne, en vertu du principe de compétence universelle, en vigueur outre-Rhin.
La plainte, qui vise les autorités syriennes, porte sur deux offensives au gaz sarin, un neurotoxique, incolore, inodore et extrêmement létal : celle perpétrée le 21 août 2013, dans la Ghouta orientale, en banlieue de Damas, fatale à 1 200 personnes selon les plaignants ; et celle du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun, une ville de quelque 30 000 habitants, sur la route stratégique reliant Damas à Alep, qui a causé 200 morts.
« C’était comme l’enfer, c’était au-delà de toute autre attaque, raconte le photographe de guerre syrien Artino, à propos du massacre de la Ghouta, auquel il a survécu, avant de se réfugier en Europe, l’année suivante. Les attaques aériennes ou celles au mortier, c’était déjà très dur. Mais les attaques chimiques, c’était un tout autre niveau dans l’horreur », ajoute le photographe dont certains des clichés figurent dans le dossier d’accusation.
« Derrière les attaques au gaz sarin, il y a tout le programme de recherche scientifique et de production d’armes chimiques du régime syrien, et leur utilisation, décidée au plus haut niveau du gouvernement », argue Steve Kostas, d’Open Society Justice Initiative. Selon le témoignage d’un déserteur cité dans la plainte, l’attaque de la Ghouta orientale, région proche de Damas, « a été autorisée » par le président Bachar Al-Assad puis ordonnée par son frère, Maher, commandant de la 4e division.
Le général Ghassan Abbas, chef de la branche 450 du Centre d’études et de recherches scientifiques (CERS), le programme chimique syrien établi dans les années 1970, « était présent » et aurait « supervisé l’armement des roquettes avec des ogives chimiques ». Quant à l’attaque de Khan Cheikhoun, en avril 2017, elle aurait été approuvée par le chef de l’Etat, puis conduite par Ali Abdullah Ayyoub, ministre de la défense et chef d’état-major à l’époque, et par plusieurs officiers de l’armée de l’air.
Violations de la « ligne rouge » d’Obama
Ces deux hécatombes sont des violations emblématiques de la « ligne rouge » qu’avait tracée Barack Obama en 2012, dans l’espoir de prévenir l’usage d’armes chimiques en Syrie. Après l’attaque d’août 2013 sur la Ghouta, le régime avait échappé à une intervention militaire internationale en adhérant à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), s’engageant à déclarer et détruire un arsenal bâti sur plus de trois décennies. La seconde attaque visée par la plainte, celle de Khan Cheikhoun en 2017, s’était soldée deux jours plus tard par des frappes américaines sur l’aéroport d’Al-Chaayrate, d’où étaient partis les Soukhoï-22 de l’armée de l’air syrienne.
« A Khan Cheikhoun et dans la Ghouta orientale, le gaz a tué des centaines de personnes en l’espace de deux nuits, se rappelle Hadi Al-Khatib, le fondateur de Syrian Archive. C’est une stratégie militaire utilisée par le gouvernement pour pouvoir reprendre des villes ou des quartiers, ça s’est passé à Alep, à Homs, à Idlib… » Syrian Archive a répertorié 262 attaques chimiques depuis 2012, collecté et authentifié des centaines de vidéos.
« Nous avons des preuves, et pas seulement des preuves digitales. Il y a des gens comme moi en Europe qui témoignent », explique Artino, dont les propres photos figurent parmi les pièces jointes au dossier déposé lundi devant le chef de l’unité de crimes de guerre allemande, Christian Ritscher. « Déjà dix-sept victimes sont prêtes à déposer, assure Steve Kostas d’Open Society Justice Initiative (OSJI). Nous avons aussi identifié plus de 50 Syriens qui ont fait défection, qui sont parfaitement au fait des attaques et du programme de recherche syrien et sont prêts à témoigner. »
« Programme chimique clandestin »
Le raid contre Khan Cheikhoun est intervenu peu après une attaque du même genre, qui s’est déroulée en trois temps, contre Latamné, une localité située 20 kilomètres au sud. Le 24 mars 2017, un Soukhoï-22 de la 22e division aérienne lâchait une bombe sur la ville. Le lendemain, un hélicoptère larguait un cylindre de chlore sur l’hôpital, avant une nouvelle charge quelques jours plus tard au gaz sarin. Ces attaques sont les premières sur lesquelles l’équipe d’investigation et d’identification (EII) de l’OIAC s’est penchée.
Formée en juin 2018, au grand dam de Moscou et Damas qui contestent sa légalité, cette équipe spéciale ne se contente plus d’authentifier les attaques chimiques. Elle en désigne désormais les auteurs. Et selon son premier rapport, remis en avril 2020, l’Etat syrien a signé ses crimes. « Le profil chimique du sarin utilisé à Latamné » est en corrélation avec le programme syrien de production de sarin, écrivent les enquêteurs. L’ajout de certains composants, notamment l’hexamine, est la marque de fabrique du CERS. L’investigation a aussi permis d’identifier les munitions, des bombes conventionnelles de type M4000, conçues et fabriquées en Syrie puis modifiées pour l’utilisation d’armes chimiques.
« Un Etat partie a menti, tonnait l’ambassadeur de France à La Haye, Luis Vassy, qui siège aussi à l’OIAC, suite à la publication de ce premier rapport. Nous le savons tous désormais, la Syrie a conservé un programme chimique clandestin depuis 2013. Ces crimes, ces mensonges ne peuvent rester sans conséquence, ajoutait-il. Le régime syrien devra en répondre. » Trois mois plus tard, en juillet, le conseil exécutif de l’OIAC adressait un ultimatum à Damas : déclarer, d’ici le 8 octobre, la totalité des munitions et des installations où ont été développées, produites et stockées les armes utilisées lors de l’attaque de 2017 sur Latamné.
Depuis la destruction de l’arsenal déclaré par Damas à l’organisation en 2013, qui a donné lieu une gigantesque opération de désarmement impliquant plusieurs armées occidentales, les attaques chimiques n’ont pas cessé. Et l’organisation Prix Nobel de la paix 2013 semble devenue l’outil d’un jeu de dupes. « Les stocks ont été détruits, mais la Syrie continue d’importer. Ça n’a aucun sens », regrette Hadi Al-Khatib, dont l’ONG avait porté plainte contre une entreprise belge condamnée pour avoir livré à la Syrie de l’isopropanol, l’un des précurseurs du gaz sarin.
En adressant son ultimatum à Damas, début juillet, l’OIAC préconisait que soient « traduits en justice les individus responsables de l’utilisation d’armes chimiques » sur Latamné, « y compris ceux qui ont ordonné » l’attaque. Mais devant quelle justice devra en répondre le régime syrien ? L’OIAC a le pouvoir de retirer à Damas son droit de vote au sein de l’organisation, ou bien de renvoyer ces violations au Conseil de sécurité des Nations unies ou à son Assemblée générale. « Si les Etats décident simplement de suspendre le droit de vote syrien, ce serait, pour Assad et les autres, une simple tape sur la main », prévient Eric Witte, d’Open Society Justice Initiative.
« Créer un tribunal pour la Syrie »
Mais depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011, le Conseil de sécurité a trop souvent été neutralisé par les veto russe et chinois. L’avocat préconise donc un renvoi vers l’Assemblée générale, qui pourrait inciter les Etats à établir un tribunal spécial. C’est cette même Assemblée qui, en décembre 2016, avait permis de contourner le Conseil de sécurité et d’acter la création du Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), basé à Genève. Cet organe est chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie depuis 2011 et d’aider à juger les personnes qui en sont responsables.
Depuis, des millions de pages de témoignages, d’ordres donnés par le régime, de photographies, de vidéos, ont été authentifiés, expertisés, analysés et archivés par le MIII, qui est aussi le récipiendaire du rapport de l’équipe d’identification de l’OIAC, et de la liste confidentielle des responsables de l’attaque de Latamné. Toutes ces pièces à conviction sont à disposition des juridictions nationales où des investigations sont ouvertes, comme en Allemagne. Si le procureur de Karlsruhe devait engager des poursuites, comme le demandent les ONG dans leur plainte, il pourrait aussi s’appuyer sur les preuves du Mécanisme.
« Les Etats devraient envisager de mettre en commun leur compétence pour créer un tribunal pour la Syrie, fondé sur un traité, sur le modèle du tribunal de Nuremberg de l’après-seconde guerre mondiale et de la CPI, estime Eric Witte. Ce tribunal pourrait réunir des juristes syriens et internationaux pour enquêter, poursuivre et juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. »
En 1943, en établissant la Commission des crimes de guerre de l’ONU, les alliés avaient ouvert la voie à la création du tribunal de Nuremberg et à la condamnation des chefs nazis. Un « tribunal de vainqueurs », avait-on reproché à l’époque, comme si des millions de morts pouvaient constituer une victoire. Pour les rescapés de l’enfer syrien, le chemin vers la justice est au pire un labyrinthe sans issue, au mieux une toile lentement tissée autour du régime. Seul l’avenir le dira.