Dans ces mêmes colonnes, Chibli Mallat avait remarqué la simultanéité du décès du philosophe syrien des Lumières, Sadik Jalal Al-Azm, et de la chute de la grande métropole de Syrie, Alep. Que de coïncidences ! Ce qui reste encore d’humanité lucide retenait son souffle depuis longtemps. Elle savait qu’Alep, la Ville, attendait son violeur comme une femme sans défenses attend de subir les derniers outrages. Alep, haut lieu du cosmopolitisme du Levant est tombée dans le silence sépulcral d’une conscience universelle réduite à l’état de pâte à modeler par le déluge d’informations, réelles ou fabriquées.
Jadis, quelques caricatures insignifiantes du prophète Muhammad, avaient suffi pour entraîner un tsunami de colère du monde arabo-musulman. Aujourd’hui, le déluge du sang innocent des civils d’Alep a réduit au silence la même opinion publique arabo-musulmane. C’est là, dans ce rapport théocentrique, que réside l’impasse de ce que Samir Kassir appelle le « malheur arabe » et qui est au cœur de la pensée et de l’œuvre de Sadik Jalal Al-Azm. Mort de l’esprit des Lumières arabes, mort de la Ville, mort de la raison, mort des droits humains et mort du vivre-ensemble.
Alep-Est, l’Alep des banlieues où s’entassaient des populations rurales séduites par le rêve de la Ville, n’est plus. Elle est rasée comme Grozny en Tchétchénie. Alep-Ouest, celle de toute une classe sociale qui vit encore au XIX° siècle ottoman, pavoise et célèbre la victoire de Vladimir Poutine et de Bachar el-Assad ; mais aussi de ces milices sectaires mues par la haine de ce peuple qui, en 2011, a voulu dire sa volonté de vivre dignement. Le monde vient d’enterrer le printemps arabe sous les décombres d’Alep. Aujourd’hui, ce même peuple arabe de Syrie est devenu le juif errant du XXI° siècle.
Si le racisme antisémite du XX°s était dirigé contre les juifs, celui du XXI°s semble prendre pour cible les arabes musulmans-sunnites. Il suffit d’observer le déferlement de l’extrême-droite et de son discours. Il est vrai que l’homme musulman, arabo-sunnite, est pris au piège. Les mouvements jihadistes qui se réclament du sunnisme, quels que soient leurs manipulateurs, ne peuvent susciter qu’une violente répulsion. La crispation sunnite qu’on observe actuellement, comme réaction au sentiment d’abandon et de trahison de la part du monde entier, ne peut pas entraîner l’adhésion de qui que soit tant ses champions paraissent d’un autre âge. Que voulez-vous, entre un dictateur assassin en costume-cravate et un rebelle sale et hirsute, le choix n’est pas difficile d’autant plus que le discours sunnite, habituellement modéré, parvient difficilement à prendre de la distance par rapport à une tradition obsolète qui brandit invariablement la bannière de l’Islam politique face aux dictatures.
Face aux ruines fumantes d’Alep et aux cris de désespoir qui montent de ses cendres, il est inopportun de venir dire à la victime : ton Islam politique n’est pas la solution, il est le problème. De même, il est déraisonnable de dire aux minoritaires qui pavoisent : vos identités, que vous célébrez si bruyamment aujourd’hui, finiront par vous étouffer demain. Et pourtant, ce sont ces mêmes paroles qui devraient être martelées aux uns et aux autres. Malheureusement, c’est ce qui semble impossible à faire.
Les voix modérées, celles de l’humanisme non-violent, désarmé et sans défense, sont loin d’occuper le devant de la scène. Au nom de l’Homme, et non au nom de Dieu ou de ses multiples chapelles, il devient impossible de faire comprendre à tout un chacun qu’il existe une pluralité de groupes humains aux intérêts divergents certes, mais qu’il y a une seule et unique humanité. La mort de la Ville, à Alep, n’est pas de nature à ressusciter «Le » politique, seul en mesure de réguler les conflits d’intérêts.
Il devient lassant et superflu de s’obstiner à crier à la figure d’une opinion publique, mithridatisée par la propagande des régimes politiques : Musulmane ou Chrétienne, Alaouite ou Yezidi, Juive ou Sabéenne, la victime en Orient s’appelle l’homme, l’individu, le citoyen et ses libertés politiques. A quoi sert-il de pratiquer, avec ostentation, le culte religieux si, au même moment, vous ne pouvez pas dire et écrire une seule parole libre sans vous retrouver dans les oubliettes des dictatures militaires ? A l’Occident qui ne sait où donner de la tête, il faut inlassablement répéter : De grâce, cessez de ne voir au Levant que des « Chrétiens d’Orient » persécutés ou en danger.
Après Alep, Bachar el Assad est en bonne position pour réaliser le projet de cette Syrie Occidentale ou Syrie Utile, ou encore Méga-Liban, qui inclut nécessairement le Grand Liban de 1920 à titre de province vaguement autonome ou de petite baronnie dont les apparences chrétiennes de la gouvernance sont conservées tout en étant mises sous tutelle. Les récentes déclarations d’Assad au quotidien Al-Watan ne laissent aucun doute, d’autant plus qu’elle sont contemporaines de l’étrange visite que le Mufti de Damas, un haut fonctionnaire, a rendue au Président maronite Michel Aoun et au Patriarche maronite Bechara Raï.
Après Alep, la guerre de Syrie s’achève-t-elle par une victoire asymétrique ? Les peuples du Levant, qui ont inventé le mode de vie sédentaire et urbain, prendront-ils acte de la mort définitive de la Ville et de leur retour à la barbarie tribale et identitaire ? L’homme du Levant, ce père de « La » civilisation, acceptera-t-il de se laisser diluer dans les identités des groupes et de retourner à l’état sauvage ?
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Beyrouth
L’Orient Le Jour