لبنان لا يريد الحرب
Le Liban ne veut pas la guerre
Lebanon does not want war

A l’instigation de l’Iran et avec l’aval de Bachar al-Assad, les chiites se comportent en maîtres à Damas

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Un article d’Ignace Leverrier. 

Parmi les multiples phénomènes qui attisent en Syrie le mécontentement de l’ensemble des Damascènes, et de manière particulière celui de la majorité sunnite de la population, il en est deux qui occupent en ces jours une place particulière. Ils sont liés au caractère de plus en plus ostensible et provocateur de la présence chiite dans une ville où, communauté minoritaire avec moins de 1 % de la population, les Syriens chiites ont depuis toujours veillé à ne pas se faire remarquer.

Un chef de milice chiite irakienne inspectant ses troupes à Damas (mai 2014)

Comme leurs concitoyens, les sunnites supportent mal les bombardements qui affectent tour à tour les différents quartiers de la ville, qu’ils soient le fait des forces régulières tenant les sommets du Qassioun ou de l’opposition retranchée dans certaines localités « libérées » de la Ghouta. Comme eux, ils ravalent leur colère face à la perte de temps, aux prélèvements arbitraires et aux humiliations que les soldats, moukhabarat et chabbiha installés à un nombre incalculable de points de contrôle infligent, au gré de leurs humeurs, à ceux qui ne peuvent faire autrement que de se déplacer dans la ville. Comme eux, ils protestent… à voix basse, faute de pouvoir s’exprimer publiquement, contre les coupures d’eau et d’électricité répondant à des critères illisibles, contre l’augmentation constante du prix des produits de première nécessité, contre la complaisance des responsables pour les prévaricateurs en tous genres, contre les enlèvements crapuleux dont se rendent coupables des protégés du pouvoir…

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L’ensemble de ces manifestations ne date pas d’hier. Elles ont accompagné de façon échelonnée dans le temps le renforcement de l’alliance conclue en 1979 entre Hafez al-Assad et son « régime laïc », d’un côté, et la nouvelle République islamique de l’imam Khomeiny, de l’autre. Inutile de préciser que les Syriens n’avaient pas étaient consultés sur cette nouvelle relation, pour eux doublement contre nature puisqu’elle contredisait aussi l’arabité au cœur du projet politique du Parti Baath. Mais ils reconnaissent au moins que, conscient des réserves d’une majorité de la population, arabe et sunnite, pour la présence trop visible d’un allié indispensable mais encombrant, parce que non arabe et chiite, le défunt « président éternel » avait su maintenir ces manifestations sous contrôle et interdire aux Iraniens de franchir les limites spatiales et politiques qu’il leur avait fixées en Syrie.

Pour fournir aux Iraniens un substitut aux « visites » aux lieux saints et aux tombes des Ahl al-Bayt et des compagnons du Prophète, auxquels ils n’avaient plus accès en Irak et en Arabie saoudite respectivement depuis 1980 et 1986, Hafez al-Assad avait fermé les yeux sur la transformation progressive du village de Sayyida Zaynab, dans la Ghouta orientale de Damas, en une véritable enclave chiite. Il avait également autorisé les Iraniens à rénover et à s’approprier symboliquement les sépultures de deux compagnons du Prophète réputés enterrés à Raqqa. Il avait laissé le Centre culturel iranien organiser des conférences religieuses et procéder à la distribution gratuite de littérature chiite. Il avait permis la construction de mosquées servies par des religieux chiites et des husayniyyat dans la zone côtière et dans la montagne alaouite. Mais il n’avait jamais toléré que les propagandistes de cette religion se livrent à travers le pays à ce qui pouvait s’apparenter à des campagnes d’endoctrinement et encore moins à ce qu’ils fassent de la Syrie une terre de mission. Les religieux qui s’y risquaient étaient immédiatement embarqués dans un avion à destination de leur pays d’origine.

Intérieur du Mausolée de Sayyida Zaynab

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Dès les premières années de son premier septennat, l’accumulation des erreurs d’appréciation et les mauvais choix politiques de Bachar al-Assad ont permis aux Iraniens, qui n’avaient été pour son père que des « alliés » stratégiques, de s’imposer comme des « parrains » envahissants. Profitant des difficultés économiques de la Syrie, ils ont investi des milliards de dollars dans de nombreux domaines, de la production d’énergie à la fabrication de béton, en passant par le montage des voitures, les travaux publics et le raffinage des produits pétroliers. Ils ont installé, près de la zone industrielle d’al-Hisia, au sud de Homs, dans un secteur inaccessible à d’autres qu’eux, une série d’usines dont les activités étaient entourées du plus grand secret. Ils ont renforcé leurs alliances avec des hommes d’affaires appartenant à la communauté chiite syrienne et se sont acoquinés avec des proches de la tête du régime. Leur influence était telle que, aux Français qui aspiraient à construire le futur métro de Damas dont ils avaient réalisé les études préliminaires, les responsables syriens ont fait savoir qu’ils ne parviendraient à leur fin qu’en faisant des Iraniens leur partenaire.

Si, durant la première décennie des années 2000, les Syriens ont éprouvé quelque satisfaction à constater que les ambitions iraniennes, encouragées au plus niveau de l’Etat, se heurtaient dans la pratique aux lourdeurs des administrations et à la mauvaise volonté de certains fonctionnaires, ils ont aussi exprimé en privé les craintes que leur inspiraient, d’une part, l’intrusion sans précédent du régime de Téhéran dans les secteurs militaire et sécuritaire et, d’autre part, l’activisme de certains mollahs dans la diffusion du chiisme en Syrie.

Ils se sont ainsi étonnés de voir l’Iran inviter des contingents entiers d’officiers à passer des « vacances familiales » entrecoupées de stages… sur les rives de la Mer Caspienne ou du Golfe persique. Ils ont été préoccupés d’apprendre par la rumeur que les Iraniens, de mèche avec les Coréens du Nord, aidaient et entraînaient leur pays dans des recherches, dans la mise au point et dans la fabrication d’armes prohibées. Ils se sont demandé si la modernisation par l’Iran des réseaux de communication de la Présidence ne lui donnait pas automatiquement accès à des renseignements hautement confidentiels mettant en jeu la sécurité nationale. Au point que certains ont vu dans la liquidation d’Imad Moughniyeh, le plus haut responsable militaire et sécuritaire du Hizbollah libanais assassiné à Damas en février 2008, non pas une opération israélienne mais une réponse de ceux qui, au sein du régime syrien, entendaient mettre un terme à sa tentative de constituer, au sein de l’armée et des services, un lobby totalement acquis aux intérêts de l’Iran…

Imad Moughniyeh

Dans le domaine religieux, des cheykhs et des oulémas pourtant proches du pouvoir n’ont pu faire autrement que porter à la connaissance de Bachar al-Assad les réactions extrêmement négatives suscitées dans la communauté sunnite par ce que celle-ci considérait comme des « facilités » octroyées par le pouvoir aux projets iraniens d’expansion du chiisme dans leur pays.
– Ils n’avaient pas d’objection à l’accueil annuel en Syrie de près de deux millions de pèlerins en provenance du Liban, d’Irak, d’Iran et d’autres pays d’Asie, même si la présence de ces visiteurs n’apportait pas grand-chose à l’économie locale. Mais ils étaient choqués par les rites auxquels ils se livraient en public, dans la mosquée des Omeyyades et dans les rues avoisinantes, dont le caractère démonstratif et bruyant heurtait leurs propres sentiments religieux.
– Ils désapprouvaient la main mise des Iraniens sur certains mausolées – comme celui de Sayyida Soukayna dans la ville sunnite de Daraya – qu’ils rénovaient à grands frais et transformaient en lieux de pèlerinage, sous le prétexte qu’ils abritaient un membre de la famille du Prophète et qu’ils avaient vocation à accueillir eux aussi des « visiteurs ».
– Ils considéraient que le projet iranien d’édifier un monument commémoratif partout où avait fait halte le cortège transportant de Karbala à Damas la tête de Husayn, auquel devraient être adjoints des lieux d’hébergement et de restauration, visait en réalité à assurer un quadrillage de leur pays et à renforcer la présence des Iraniens en Syrie.
– Ils s’étonnaient de la présence de représentants civils et militaires de l’Etat aux manifestations – conférences, expositions de livres, repas… – que les associations chiites organisaient à chaque fête religieuse sur l’ensemble du territoire.
– Ils dénonçaient l’exploitation par les Iraniens des difficultés économiques de la population pour diffuser le chiisme, puisqu’ils offraient aux nouveaux convertis des aides en nature ou en argent, parfois le montant d’un investissement, et leur proposaient des bourses d’études en Iran pour leurs enfants.
– Ils se demandaient comment une université chiite privée, l’Université al-Moustapha, avait été autorisée à Sayyida Zaynab, alors que les instituts d’Etudes religieuses dirigés par des personnalités officielles de l’islam sunnite – le Complexe Abou Nour de l’ancien Mufti général de la République Ahmed Kaftaro, l’Institut al-Fath al-Islami du Mufti de Damas Abdal-Fattah al-Bezem… – ne pouvaient décerner que des diplômes d’universités religieuses étrangères, dont ils étaient condamnés depuis parfois des décennies à n’être que des « succursales ».

Maquette du Mausolée de Sayyida Soukayna à Daraya

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Passés à la faveur de la révolution du statut de partenaires incontournables à celui de codirigeants de la Syrie, où le rôle du général Qasem Sleimani s’apparente aujourd’hui à celui du général Ghazi Kanaan naguère au Liban, les Iraniens ont redoublé d’activité dans les secteurs immobilier et religieux en particulier, provoquant, comme on l’a dit, l’exaspération de nombreux Damascènes.

Tirant parti des difficultés économiques des propriétaires, de la connivence des édiles locaux et de la protection des plus hautes personnalités de l’Etat, ils ont récemment multiplié les acquisitions de biens, concentrant leurs efforts sur les hôtels situés au cœur de la capitale, dans le quadrilatère délimité par le pont Victoria, la gare du Hijaz, la Place Merjeh et la rue al-Bahsa… soit autour du Centre culturel iranien, principal lieu de distribution des publications religieuses et de diffusion de la doctrine chiite. Parmi les établissements dont ils assurent désormais la gestion directement ou indirectement, figurent les hôtels al-Iwan, Kinda, Asia, Damas International, Venezia, Pétra… et le Sémiramis, propriété de la Société du Chemin de Fer du Hijaz, dont le nouvel investisseur est un membre de la famille Nazha qui travaillait jusqu’alors dans le secteur du fret.

Emplacement des hôtels acquis par les Iraniens au centre de Damas

De nombreux témoignages attestent aussi que, depuis la mosquée de Sayyida Roqaya, au nord de la mosquée des Omeyyades, les Iraniens ont encouragé avec la complicité des responsables syriens un programme de récupération de maisons dans la vieille ville de Damas. Il a d’ores et déjà abouti à renforcer et à concentrer la présence des chiites dans la partie orientale de la ville intra muros. Ayant fait la jonction, en direction de Bab Touma, avec leur quartier historique de Joura, ils se sont déployés vers le sud pour rejoindre le quartier al-Amin, et, en suivant la rue Midhat Bacha (rue droite), ils s’approprient désormais l’espace délimité par les porte al-Kisan et al-Charqi. La relation avec l’Iran ayant définitivement supplanté dans les priorités du régime la « protection des chrétiens », ceux-ci n’ont pu s’opposer ni à la « chiisation » de leur centre traditionnel de Bab Touma, ni à l’expulsion sous la contrainte de fidèles de différentes Eglises habitant ou travaillant du mauvais côté de cette nouvelle frontière.

On ajoutera pour en finir avec ce sujet destiné à provoquer longtemps encore le mécontentement des Syriens que, en vertu d’un décret présidentiel, les services compétents ont récemment été autorisés à ouvrir par les moyens à leur convenance les maisons et appartements laissés vacants par l’absence, la fuite ou l’émigration de leurs occupants légitimes. Ils peuvent ensuite procéder à la mise en location de ces logements, mais ils devront conserver les sommes ainsi récupérées pour les remettre, en temps opportun, à ceux auxquels elles reviennent de droit. Faut-il préciser que, en prenant connaissance de cette mesure nouvelle, de nombreux Syriens ont fait le rapprochement avec d’autres décrets qui, depuis plusieurs mois, encadrent l’attribution de la nationalité syrienne à des centaines d’étrangers de diverses nationalités, appartenant pour quelques-uns à une communauté chrétienne, et pour la majorité à la communauté chiite ? Faut-il préciser aussi que ce nouveau « service » évoque spontanément pour eux la Direction des Awqafs, dont la mission officielle est de gérer les biens de mainmorte au profit de la communauté ou des objectifs qui leur ont été fixés par leurs anciens propriétaires, mais qui est devenue, du fait de la corruption régnant dans ce milieu et de la collusion entre ses responsables et les chefs desmoukhabarat, une source de revenus considérables pour les uns et les autres ?

Un défilé de jeunes chiites à Damas (03.11.2014)

La semaine dernière, le 3 novembre, les célébrations publiques de la fête de Achoura, au cours de laquelle les chiites commémorent le massacre de l’imam Husayn et de plusieurs dizaines de membres de sa famille à Karbala, ont provoqué un nouvel émoi. Pour faciliter la coexistence entre communautés et prévenir les provocations mutuelles, le pouvoir syrien imposait depuis longtemps aux différentes religions de restreindre l’accomplissement de leurs rites collectifs à l’intérieur de leurs lieux de culte, ou dans les limites de leurs quartiers. Ainsi, lors de la fête des Rameaux, les chrétiens étaient et sont toujours autorisés à sortir en procession de leurs églises. Mais, dans la vieille ville de Damas par exemple, ils ne peuvent franchir les limites du « quartier chrétien » délimité par la porte de St Thomas (Bab Touma) et la Porte orientale (Bab Charqi).

Peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad, et profitant de son isolement international, les Iraniens ont fait un test pour voir jusqu’où ils pouvaient pousser leur avantage. Ils ont incité des pèlerins à faire ce que les chiites syriens n’avaient jamais fait : célébrer publiquement Achoura hors des mosquées et des quartiers chiites. Choqués par l’aspect violent – à défaut d’être toujours sanglant – de cette manifestation, étrangère à l’islam sunnite en Syrie, les commerçants se sont plaints, par la voie de responsables religieux, de ce qu’ils avaient interprété comme une offense délibérée à leurs sentiments. Le chef de l’Etat a alors été contraint de leur donner raison et, depuis lors, les flagellations rituelles s’étaient déroulées dans l’enceinte des seules sanctuaires chiites.

Rite de la flagellation dans le Souq Hamidiyeh à Damas (03.11.2014)

Mais l’afflux en Syrie d’un nombre croissant de chiites de toutes nationalités, rémunérés par l’Iran pour apporter un soutien à Bachar al-Assad, les a finalement incités à se comporter en maîtres des lieux. Comme enivrés par la puissance acquise dans un pays dont ils assurent la protection et détiennent en bonne partie les clefs de la décision, les Iraniens ont poussé cette année les pèlerins et les combattants chiites à affirmer leur présence et celle de leur religion au centre de la vieille ville de Damas et à se livrer en public, aussi librement qu’ils le souhaitaient, au rite de la flagellation qui déplaît tant aux Damascènes.

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Pour répondre à ce qui ne pouvait manquer d’apparaître comme une provocation de la part du régime de Bachar al-Assad et de ses parrains iraniens, et pour dénoncer une tentative de modifier le visage de la capitale, des activistes ont organisé, vendredi 7 novembre, des rassemblements et une campagne sur les réseaux sociaux. Avec le soutien de la page de « La Révolution syrienne contre Bachar al-Assad », ils ont tenu à affirmer qu’ils ne se laisseraient pas faire et que « Damas restera omeyyade et ne sera pas safavide »…

"Damas restera omeyyade, pas safavide" (07.11.2014)

Quel que soit le jeu des Iraniens et en dépit de la complicité dont ils bénéficient de la part d’un régime qui ne peut rien leur refuser, le risque de voir Damas transformée en une ville chiite reste une menace lointaine. Mais il en va de cette menace comme des tentatives de gagner au chiisme des membres des autres communautés en Syrie. Leurs résultats restent modestes, si l’on rapporte le nombre des convertis à celui des différentes communautés, et les chiites ne sont pas près d’y supplanter numériquement les sunnites. Mais elles ont une portée symbolique extrêmement forte. Elles contribuent en effet à entretenir la conviction, au sein de la communauté majoritaire, que le régime de Bachar al-Assad, qui a fait d’elle son principal ennemi depuis le début du soulèvement populaire, qui a concentré contre elle l’essentiel de ses coups et qui n’a cessé d’altérer son image pour en faire dans son ensemble un épouvantail, éprouve à son endroit une animosité radicale et qu’il ne reculera devant rien pour modifier une situation démographie dont il sait, et dont il constate chaque jour davantage, qu’elle n’est pas à son avantage.

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