La candidature de Sleiman Frangieh à la fonction de président de la république libanaise, et surtout les conditions de son annonce, posent d’insurmontables défis à tout homme capable de réfléchir l’événement politique en dehors de la logique du cynisme de la raison d’Etat.
Vue à travers le prisme microscopique des réalités libanaises actuelles, cette candidature est en elle-même de peu de valeur, même si Monsieur Frangieh est l’allié de toujours du boucher de Damas et bourreau du Liban, Bachar el Assad. A ceux qui crient victoire, de même qu’à ceux qui se révoltent contre un tel choix, on pourrait dire : « Cessez votre nombrilisme, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Lui ou un autre c’est du pareil au même ». Vue, par contre, à travers le prisme plus large de la réflexion politique, un tel choix peut heurter plus d’une sensibilité car il pose de manière tragique les rapports si difficiles entre la morale, l’éthique et la politique.
Le premier terme (morale) renvoie plutôt à une norme contraignante, une sorte d’impératif universel. Le second (éthique) se réfère à un sujet agissant conformément à l’idée de bien. Quant au troisième, « la » politique, on doit le distinguer de son équivalent masculin « le » politique. « Le » politique concerne le vivre-ensemble au sein d’une cité régie par des lois et gouvernée par un pouvoir souverain quel que soit sa nature. Quant à « la » politique, elle a pour champ propre la conquête du pouvoir, son exercice et son maintien au sein d’un rapport d’équilibre des forces en compétition. Certes, la politique dans ce sens a pour objectif le vivre-bien qui constitue sa noble finalité. Mais, dans le déploiement de sa dynamique propre, « la » politique est profondément enracinée dans le mal. On sait, depuis la nuit des temps, combien elle est maléfique et combien elle charrie, avec elle, tout un lot de pratiques malfaisantes, perverses et révoltantes.
« L’art de gouverner est l’art de tromper les hommes. L’art d’être gouverné est celui d’apprendre la soumission » annonce Myriam Revault d’Allonnes qui précise qu’une telle soumission va du ravissement opportuniste à la « servitude volontaire » selon l’expression de La Boétie. « La » politique ne semble connaître d’autre impératif que « Tu dois vaincre coûte que coûte », c’est à ce prix que l’homme politique pense qu’il peut réussir, c’est-à-dire recevoir les ovations de la multitude.
Le paradoxe de « la » politique réside en ce qu’elle est, au moins, « une rationalité indexée sur le mal, c’est-à-dire une moindre rationalité et un moindre mal » (D’Allonnes). C’est pourquoi, à l’image de la Force des Jedi de Star-Wars, « la » politique a deux faces. Depuis toujours, elle est, par nature, sombre et ténébreuse comme incarnation hyperbolique du mal et comme « machiavélisme » capable de s’approprier toutes les formes de perversités et d’emprise maléfique de l’homme sur l’homme. Cependant, depuis les grandes utopies révolutionnaires du XVIII°s, elle se prétend, aussi, lumineuse et bienfaisante parce que réformatrice et œuvre de salut. Ce dernier pôle n’eût pas été rendu possible sans le processus de sécularisation et la confusion qu’il entraîne entre le royaume de Dieu et les royaumes du monde. On peut difficilement imaginer que, dans l’épaisseur des ténèbres où la candidature de Sleiman Frangieh a été concoctée, on ait accordé quelque attention à de telles considérations de philosophie politique.
L’attitude et les déclarations de Walid Joumblatt viennent d’ailleurs confirmer le réalisme cynique du mal de « la » politique libanaise. Tout se passe comme si un tel machiavélisme de notre vie publique porte l’empreinte indélébile de Lucifer, tant elle est réduite à l’unique aspect du rapport de forces au sein de la compétition pour le pouvoir. La volonté de puissance, qui ne connaît plus de limites, déchaîne toute son incohérence dionysiaque. Nulle rationalité n’est plus en mesure de contrôler les forces du chaos avec l’harmonie apollinienne nécessaire. La candidature Frangieh est le point d’orgue du délitement total du système-Liban. C’est l’ultime soupir d’agonie, non de son régime communautaire ni de Taëf, mais de l’emprise de l’Identitaire confessionnel sur les forces politiques déchaînées comme autant de meutes de loups contre des hardes de lions.
Le problème n’est pas celui du compromis politique lui-même, nécessaire fut-il immoral. Le vrai problème va au-delà de la norme morale, il est éthique. Il porte sur l’homme politique, acteur privilégié d’un tel compromis. Le plus concerné n’est pas Walid Joumblatt, c’est bel et bien Saad Hariri qui a commis, non une faute morale, mais une erreur politique, en ne tenant pas suffisamment compte de la dimension éthique de sa gestion personnelle d’un tel compromis.
Monsieur Hariri, parce qu’il représente ce qu’il représente, aurait pu transformer les ténèbres sépulcrales du compromis en lumière de sa propre résurrection. Au lieu de demeurer en coulisse, et de laisser se répandre la rumeur d’une éventuelle cuisine sordide, il aurait pu sortir au grand jour et dire en toute simplicité à son immense public ce que dit Joumblatt, à savoir la nécessité vitale du choix difficile qu’il assume pleinement. Usant ainsi du registre éthique de la vérité et de la transparence, il aurait substitué à l’aspect sombre de la « force », son aspect le plus radieux qui aurait fait de lui un héros triomphant. Il ne l’a pas fait. Il a ainsi raté une occasion fugace qui ne se présentera pas deux fois. Dommage, quel gâchis.
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Beyrouth
L’Orient Le Jour