Je le sais, nous faisons pitié, mais n’en pouvons plus de la susciter, votre pitié. Il est vrai que vous ramenez avec vous un bol d’air frais, des billets verts, des médicaments pour vos proches, de quoi prolonger notre agonie en somme.
Il est vrai que vous êtes inquiets, voire choqués, de voir à quel point le Liban a changé de visage et d’odeur depuis vos derniers séjours. Mais vous allez repartir et reprendre vos vies dans un quotidien qui ne manque ni d’eau, ni d’électricité, ni de médicaments.
Vous n’aurez pas à vivre la peur au ventre à l’idée de tomber malades et de ne pas pouvoir être soignés, ou d’être opérés sans anesthésie ; d’être victimes de cet accident de voiture que votre assurance ne couvrira pas ou de ce malaise cardiaque qui vous sera fatal parce que le matériel hospitalier est désormais comparable à l’achalandage d’un hôpital de campagne en pleine Seconde Guerre mondiale.
Il est vrai que vous contribuez à faire tourner un peu l’économie, à reporter la mort des restaurants agonisants en leur injectant de quoi les maintenir encore quelques semaines en apnée avant la grande noyade.
Bien sûr qu’au Liban, on peut faire la fête pour presque rien, pour ceux qui ont des devises, bien entendu, du moment que la livre libanaise a rendu l’âme.
Nous sommes ruinés, le pays est volé et violé, la mafia au pouvoir l’a désossé, l’a saigné, et s’acharne à faire fuir ceux qui ont encore le luxe de se payer un billet d’avion en aller simple pour recommencer une vie dans un ailleurs digne de ce nom. Quitte à troquer leurs diplômes contre un balai et un tablier. Après tout, il n’y a pas de sot métier lorsqu’il s’agit de sauver le peu qu’il nous reste de dignité.
Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les conditions d’appauvrissement d’une population qui la motivent à prendre possession de la rue. Plus on est pauvre, plus on se cache. Plus on est humilié, plus on se terre.
Alors, les « qu’attendez-vous pour occuper la rue ? » relève du harcèlement. C’est si simple de donner des leçons de loin, même si l’intérêt et l’empathie manifestés sont sincères.
Qu’attendons-nous ? Je ne le sais pas à mon échelle personnelle, même si je suis prise par des pulsions meurtrières envers nos dirigeants. Et puis, ce n’est pas faute de n’avoir pas essayé. Nous avons quand même connu nos moments de gloire en tant que peuple soudé, comme le 14 mars 2005 et le 17 octobre 2019. Pourquoi ce dernier sursaut révolutionnaire s’est-il dissous dans les stériles controverses individuelles et politiques des pseudo-leaders, je ne saurais apporter une réponse, à part affirmer que cet échec fut, encore une fois, à la hauteur de l’immense espoir que ce mouvement populaire a déclenché.
Être parqués dans le couloir de la mort est une expérience atroce. Assister impuissants à la disparition de son pays aussi. Je me demande encore comment nous sommes rentrés au Liban en 1991 avec la « pax syriana » alors que nous étions confortablement installés à Paris et que nos enfants étaient parfaitement intégrés sur tous les plans. Comment n’avons-nous pas été alertés par le piège que renferment ces deux mots « pax syriana »? deux mots qui s’annulent l’un l’autre. Comment pouvait-on croire à la paix lorsque ce sont les envahisseurs (encore omniprésents) qui l’imposaient ? Nous étions alors sous une occupation à peine voilée et, nous autres, aveuglés.
Nous avions opté de rentrer nous re-poser sur ce pays de services qu’est le Liban par simple confort personnel. Nous avions de l’aide à la maison et les conditions de vie étaient tellement plus agréables, du moment que nous pouvions presque tout déléguer. Nous étions également avides d’espace, comme celui qu’offrait le triplex qui nous servait de domicile, l’emportant largement sur la relative promiscuité des appartements parisiens.
Pour être honnête, il y a quand même eu des parenthèses de bonheur au Liban, mais elles étaient bâties sur des illusions. Le pays lui-même est une chimère. Une espèce de construction à la Lego où on ajoute des bouts de mirage sur des sables mouvants. Le pays ne tient sur rien. Sur absolument rien. Ses édifices sont branlants. Comment n’avoir jamais décelé cela ? Comment s’est-on laissé berner à ce point ? Je me pose la question tous les jours. La « Suisse du Moyen-Orient » est la supercherie du siècle !
Le Liban est un bordel, aux frontières poreuses, dans lequel les contrebandiers et autres maquereaux ont un laissez-passer permanent. L’appât du gain, le profit de tout genre de situation est le mot d’ordre. Bien sûr qu’il y a quelques âmes intègres qui œuvrent pour secourir une population en phase d’appauvrissement avancée, mais ces âmes-là sont les exceptions qui confirment la triste règle : une grande partie des Libanais est aussi corrompue que les zaïms auxquels elle prête encore allégeance. C’en est rageant.
Alors, de grâce, au lieu de nous pousser à rêver à un miracle qui n’est pas prêt de survenir, laissez-nous crever en silence. Ne nous donnez plus des leçons de « savoir-agir » à distance (et là, je m’adresse en particulier à ceux qui ne sont pas rentrés cet été), et si vous pensez avoir trouvé la solution miracle, venez prendre notre place dans cette décharge à ciel ouvert qu’est le Liban ; je parie que 72h plus tard, vous avancerez votre date de départ avec l’intention de ne plus jamais remettre les pieds dans ce bled, même si vos parents y (sur)vivent.
Il faut connaître les affres du manque pour réaliser à quel point nous sommes démunis ; de ce manque qui ne sera jamais comblé parce que, cette fois-ci, il ne s’agit pas de tenir le temps d’une guerre ; cette guerre qui nous a certes traumatisés, mais durant laquelle on ne manquait pas d’argent, et encore moins de matières premières ou de médicaments. Les salaires étaient payés et les économies bien à l’abri dans les banques. Là, il s’agit d’une guerre beaucoup plus pernicieuse : celle de l’annihilation de l’identité du Liban ! Sans compter qu’il n’y a plus un sou de disponible dans les banques. Qu’une bande de mafieux joue notre sort à la roulette russe, iranienne et autres modèles suprêmes de démocratie.
Ce couloir-là, celui de la mort, nous souhaitons le traverser seuls. En éprouvant la jouissance macabre de fumer la dernière cigarette octroyée à un condamné. L’unique aide que vous puissiez apporter, chers expatriés, est de voter massivement aux prochaines élections parlementaires si toutefois elles auront lieu et si les urnes ne seront pas rackettées à l’avantage des despotes comme l’est ce pauvre pays.
Il faut avouer – et là aussi, je parle pour moi – que nous avons fini par comprendre que nous sommes foutus après avoir passé une vie à bâtir nos fantasmes sur le passé de la période d’or évoquée par nos parents, celle d’une ville hybride teintée d’un glamour sans égal que nous n’avons jamais connue telle que décrite par eux. Nous avons aimé un Liban passé et dépassé, et espéré un avenir qui nous le dévoilerait enfin comme cet « avant » loué par nos parents. Ce pari-là, nous l’avons définitivement perdu.
Dans très peu de temps, le Liban basculera pour toujours dans les ténèbres, les morts de faim ou par manque de médicaments et de soins se compteront par centaines de milliers. Nous serons certainement privés d’internet. C’est peut-être à ce moment qu’un tsunami populaire adviendra ? Qu’un rouleau compresseur ira aplatir un à un tous ces tyrans qui nous prennent en otages ? Peut-être. Et peut-être pas.
Chers expats, merci pour votre empathie, mais entre vous et nous, restons-en là, vous êtes venus nous prêter main-forte, c’est vrai, et nous vous en sommes reconnaissants, mais nous sommes tous las… extrêmement las…
belibrahim@gmail.com
*Beyrouth
Très bien dit