Évoquant les paroles du pape François dans sa lettre de Noël au peuple libanais, ainsi que dans son message de Noël adressé au monde, certains observateurs ont estimé que l’Église de Rome n’a pas à se mêler des affaires politiques du Liban. Ils connaissent fort mal l’histoire des rapports souvent tumultueux entre l’autorité ecclésiastique et le pouvoir politique.
La lettre au peuple du Liban du 24 décembre du pape François a pour premiers destinataires ses propres ouailles catholiques, entre autres les maronites dont un des leurs est président de la République. Elle fut d’ailleurs lue par l’autorité religieuse, le patriarche maronite. Le Saint-Père se fait l’écho de la lettre pastorale du patriarche maronite Élias Hoyek, en 1931, dans laquelle ce dernier interpelle vertement l’establishment politique par des propos très durs : « Vous les gouvernants, (…), vous les députés qui vivez sur le compte du peuple (…) vous êtes obligés, en votre qualité officielle et en fonction de vos charges, de rechercher l’intérêt public. Votre temps n’est pas consacré à votre intérêt, votre action n’est pas pour vous, mais pour l’État et pour la patrie. »
Le lendemain, 25 décembre, le pape a récidivé dans son message au monde en admonestant directement et publiquement la classe politique libanaise afin qu’elle soit soucieuse du bien commun des Libanais au lieu de se préoccuper de ses intérêts personnels. Cela est une déclaration politique par laquelle le chef de l’État du Vatican dit clairement l’intérêt géostratégique du Liban aux yeux de l’Église catholique et du monde chrétien.
Nous avons perdu l’habitude d’entendre de telles sommations ecclésiastiques à l’encontre du pouvoir politique. Pour infiniment moins que les turpitudes de la caste dirigeante libanaise, les Églises chrétiennes ont toujours pris des initiatives disciplinaires pénales, ne serait-ce qu’en jetant l’interdit soit sur un pays, soit sur des personnes. L’interdit est une forme atténuée de l’excommunication et de l’anathème, par lequel les concernés sont privés de sacrements, de fréquentation du culte et surtout de sépulture en terre consacrée. L’interdit, dans ce sens, est une arme redoutable ayant pour but de faire entendre raison à un État, un pouvoir, une collectivité ou des individus. L’Église en a usé abondamment par le passé. L’évêque saint Ambroise de Milan l’utilisa contre l’empereur Théodose; le terrible Grégoire VII contre l’empereur germanique Henri IV et contre le royaume de France ; ce dernier encourut également l’interdit d’Eugène III.
Au Liban, les autorités ecclésiastiques chrétiennes ont souvent usé de l’interdit personnel comme mesure pénale disciplinaire dans les cas d’atteinte aux biens de l’Église ou à ses autorités.
Aujourd’hui, il est clair que le peuple libanais est en danger, car la classe dirigeante se comporte, selon les propos du patriarche Raï, comme si elle était l’ennemie du peuple et de l’État. L’entourage du président de la République s’ingénue, depuis le funeste compromis présidentiel de 2016, à pratiquer le blocage systématique des institutions au nom du « droit des chrétiens » qui sont en réalité les intérêts matériels d’une camarilla au pouvoir.
Le président de la République et son entourage comprendront-ils les messages de l’Église ? On peut parier que non. Ils se comportent comme si la Constitution n’existe pas, comme si l’accord de Taëf qu’ils honnissent n’ont jamais eu lieu. Pour comprendre une telle persévérance dans ce qui est contraire au bien commun, il faut aller fouiller dans la classification des maladies spirituelles, identifiées au Ve siècle par le moine Evagre le Pontique. Ce dernier place au sommet des passions mortifères la philautie (ou amour exclusif de soi) et la cénodoxie (ou vanité morbide, dont la volonté ostentatoire de puissance). Ceci va bien au-delà du narcissisme, fût-il pervers, des psychologues ; il s’agit de troubles de l’esprit lui-même. Le sujet voit le mal et décide consciemment de le commettre par amour de soi et du caractère fort de sa propre volonté.
De telles dispositions ont définitivement compromis, en quelques années, l’image de marque des chrétiens du Liban. Ils ont renoncé à toute la grandeur de leur rôle au cœur de l’Orient arabe par la vanité de la complaisance dans l’amour de soi ; d’un soi replié sur lui-même, devenu une coquille vide de toute vision chrétienne remplacée par l’idolâtrie du chef nécessairement « fort ».