Appâtés par la solde, manipulés par des recruteurs et des prêcheurs peu scrupuleux, plusieurs dizaines de Syriens sont morts dans le camp azerbaïdjanais.
Terré au fond d’un trou poussiéreux dans la région de Horadiz tandis qu’un obus s’abat toutes les deux secondes, Mostafa Qanti filme début octobre de rares images de ces tranchées qui engloutissent des dizaines d’hommes quotidiennement. Loin des regards. Sur le front du Haut-Karabakh. « Dieu, protège-nous. Ils nous ont massacrés. Ces chiens d’Arméniens… Ils ont massacré les gars… »
A 23 ans, Mostafa Qanti est un mercenaire. C’est un ancien rebelle syrien originaire de Hayyan, une bourgade située au nord d’Alep repassée sous le contrôle de Damas. Réfugié dans l’un des multiples camps improvisés dans lesquels s’entassent des dizaines de milliers de familles, Mostafa Qanti a été recruté par la division Hamza, une faction armée rebelle qui s’est recyclée en milice supplétive de la Turquie. Il pensait partir en Libye, ce sera l’Azerbaïdjan, comme pour plus d’un millier de ses comparses.
Après la Tripolitaine, où elles ont été déployées à partir de l’hiver dernier pour défendre la capitale libyenne menacée par les forces du maréchal Haftar, ces milices ont été projetées par Ankara dans les montagnes du Caucase en soutien aux forces azerbaïdjanaises. Le 5 octobre, le site d’informations Jesrpres, qui a obtenu des images de l’inhumation à la sauvette, et de nuit, de plusieurs combattants de la brigade Sultan Murad, évaluait à 85 le nombre de mercenaires tués sur le front en à peine dix jours de combats. L’affaire est sensible : des proches de combattants disparus refusent d’aborder le sujet, même après avoir annoncé leur mort. Des estimations plus récentes mais invérifiables évoquent plus de 150 tués.
Des « martyrs » dans les rangs
« Le commandement veut avancer le plus rapidement possible avant un cessez-le-feu », témoigne Mohamed, déployé sur une ligne de front dans le sud de l’enclave séparatiste arménienne. Le milicien, qui dit avoir 24 ans, ne s’attarde pas sur les conditions de son enrôlement. Il évoque en revanche des combats meurtriers – « il fallait conquérir des hauteurs » –, « des marches forcées sans un jour de repos ». Et des « martyrs » dans les rangs.
Le terme peut faire bondir. « Que Dieu leur accorde sa miséricorde, mais qu’il maudisse ceux qui ont fait commerce de leur sang », s’exclame le proche d’un ancien rebelle, enterré au début du mois à Azzaz. En colère, l’activiste Ahmed Ferzane, originaire de Rastan, d’où viennent au moins une demi-douzaine de combattants tués en Azerbaïdjan, y voit une énième trahison et des vies broyées. Dans une vidéo postée sur sa page Facebook, il décrit des hommes, pressés par la misère, qui s’engagent sans le savoir dans une guerre dont les enjeux les dépassent.
« Les jeunes ont été trompés par les commandants des factions armées. Ils leur ont dit qu’ils serviraient comme policiers ou gardes-frontières sans participer aux combats. » « Ceux qui y sont allés n’ont pas de quoi nourrir leurs enfants. L’hiver est passé, puis l’été, sans qu’ils puissent subvenir aux besoins des leurs », poursuit-il. A l’en croire, les soldes promises, conséquentes dans le contexte d’une Syrie ruinée par dix ans de guerre, disparaissent souvent dans les poches des chefs miliciens à l’appétit vorace. « Ils ne touchent en réalité que 20 % de ce qui leur est dû. Les Turcs versent 800 à 900 dollars par combattant, jusqu’à 700 sont prélevés par les commandants. »
« Les jeunes se disent qu’ils vont y aller pour deux, trois mois. Ils pensent que ce n’est pas trop dangereux et qu’ils vont prendre 2 000 à 3 000 dollars avant de revenir. Malheureusement, ils se sont retrouvés en première ligne dès le premier jour… Pendant ce temps, leurs recruteurs accumulent voitures et villas en Syrie. »
« Cette guerre n’est pas la nôtre. Et vous ne trouverez là-bas [en Azerbaïdjan] aucune gloire. Rien que la mort », ajoute Ahmed Ferzane, en s’adressant à ceux qui pourraient être tentés par l’aventure.
Prêcheurs à la solde des milices
Si l’envoi de combattants en Libye et en Azerbaïdjan révèle la détresse économique de nombreux Syriens, certains en profitent. Dans le sillage des chefs des trois factions pro-turques engagées (la division Hamza, les brigades Sultan Murad et Sultan Suleiman Chah) prospère ainsi toute une économie du mercenariat, avec ses recruteurs et rabatteurs. L’un de ses cœurs névralgiques est une grande installation bâtie sur la frontière syro-turque, à Hiwar Kilis. Là, revêtus d’uniformes de gardes-frontières azerbaïdjanais, des dizaines de recrues sont entraînées sommairement avant d’être envoyées par avion vers Bakou.
Des prêcheurs à la solde des milices se chargent du vernis religieux. Quitte à prendre quelques libertés quand il s’agit de décrire la nature de la destination des futures recrues. Dans le nord de la Syrie, le ressort confessionnel a souvent été convoqué pour mobiliser quand il s’agissait de combattre le régime de Damas ou les milices chiites appuyées par Téhéran. « Notre guerre en Azerbaïdjan n’est pas moins importante que celle que nous menons ici. L’Azerbaïdjan est un pays sunnite par essence. La part des chiites y est de 50 %, les sunnites y sont 50 % », s’époumonait un imam des environs d’Azzaz, le 8 octobre. En réalité, selon les statistiques officielles, la part des musulmans de rite chiite représente 85 % de la population de confession musulmane en Azerbaïdjan.