LA CHINE FACE AU MONDE (2/12) – En 1601, Matteo Ricci accède à la cour de l’empereur Wanli. Après lui, ses frères de la Compagnie de Jésus poursuivront son œuvre.
Au début était le temps. Le temps infini des espaces célestes rythmant le mouvement des astres. Le temps du calendrier que l’Empereur doit maîtriser s’il veut conserver le «mandat du ciel». Le temps du long périple, souvent sans retour, qu’entreprenaient les jésuites pour convertir l’empire du Milieu. Un tiers de ces aventuriers de Dieu mouraient avant d’atteindre les rivages mystérieux et le lointain pays gouverné par le souverain et la bureaucratie des lettrés depuis la Cité interdite. Au XIIIe siècle, déjà, le marchand vénitien Marco Polo s’était rendu auprès de Kubilaï Khan pour visiter sa cour et ouvrir une voie commerciale.
Trois siècles plus tard, en 1601, le jésuite Matteo Ricci (1552-1610) accède à la cour de l’empereur Wanli avec pour mission d’«ouvrir les âmes». Après lui et pendant deux siècles, ses frères de la Compagnie de Jésus poursuivront son œuvre et serviront de pont entre l’Occident et la Chine. Au XVIIe siècle, les jésuites transmettent surtout des savoirs de l’Europe vers la Chine, notamment en mathématiques et en astronomie. Au siècle suivant, alors que les contacts se réduisent avec les lettrés chinois devenus méfiants envers les missionnaires, ceux-ci informent de plus en plus systématiquement l’Europe sur la Chine, sa géographie et ses techniques – par exemple, la porcelaine, l’immunisation contre la variole et… le recrutement des fonctionnaires par concours. Leurs publications en français sont largement diffusées en Europe. Ce sont les précurseurs de la sinologie moderne.
La Compagnie de Jésus a été fondée en 1540 par l’Espagnol Ignace de Loyola avec pour principal objectif la conversion des païens. Un esprit de prosélytisme conquérant auquel les jésuites allient le savoir scientifique. Mais la Chine est alors quasiment fermée aux étrangers. Le jésuite espagnol Saint-François Xavier meurt près de Canton en 1552 sans avoir pu y entrer. Il s’était auparavant rendu au Japon, dans le sillage des premiers marchands portugais. Le seul endroit des côtes chinoises où les missionnaires catholiques sont autorisés à s’installer est alors d’ailleurs un petit comptoir portugais – Macao. À partir de cette porte, les missionnaires doivent déployer persévérance, efforts et ruse pour pouvoir pénétrer en Chine.
Né à la Macerata dans le centre de l’Italie en 1552, Matteo Ricci, frais émoulu du Collège romain fondé par Loyola, s’embarque à Lisbonne pour Goa et Macao. Parvenu dans l’enclave portugaise, le jeune prêtre se lance dans l’apprentissage des langues chinoises. En 1583, il s’installe à Zhaoqing, dans le sud de la Chine, où il prêchera pendant dix-huit ans avant de pouvoir gagner Pékin. C’est la première étape d’un plan mûrement réfléchi: réussir une acculturation «par le haut» de la foi chrétienne dans l’empire du Milieu et la conversion des élites chinoises en utilisant les mathématiques et l’astronomie, ces matières savantes qui suscitent tant l’intérêt des «Fils du ciel».
«Théologie naturelle»
«Si nous voulons que les Chinois s’intéressent à nos enseignements religieux, le meilleur moyen est de leur donner de la science avec la religion. Cela retient mieux leur attention que tout le reste. Et ils voient que notre science est construite sur des preuves solides, ce qui leur fait penser que notre religion doit être aussi bien fondée», note Matteo Ricci. Ce n’est donc pas la foi chrétienne qui est d’abord mise en avant mais ce qui peut la rapprocher de la pensée chinoise exprimée, par exemple, dans les Quatre livres attribués à Confucius. Au début, Ricci et ses compagnons sont perçus comme des religieux bouddhistes. Mais ils constatent que le bouddhisme est mal vu des élites cultivées et troquent donc l’habit des bonzes pour le costume des lettrés.
«Pour les premiers jésuites qui arrivent en Chine, les savoirs profanes et les éléments religieux sont étroitement liés, et nullement en opposition», relève Catherine Jami, spécialiste au CNRS des relations entre la Chine impériale et l’Occident. «Ainsi les sciences, comme par exemple l’astronomie, permettent-elles de comprendre le monde tel que Dieu l’a créé, et donc prédispose à la foi. C’est une forme de théologie naturelle», explique la chercheuse. Ces hommes excitent la curiosité et séduisent par leur savoir. Matteo Ricci «est un homme tout à fait remarquable. Il n’y a aucun de nos livres qu’il n’ait lus. (…) Il est parfaitement capable de parler notre langue, d’écrire nos caractères et de se conformer à nos usages de bienséances. (…) Mais je ne sais pas trop ce qu’il est venu faire ici», relève le philosophe Li Zhi (1527-1602).
Aux fonctionnaires impériaux qui viennent un jour lui rendre visite, Ricci remet plusieurs cadeaux: un crucifix et du tabac mais aussi une carte où la Chine est placée au centre du monde tout comme les Européens le font avec leur propre continent. Le jésuite italien offre aussi à l’empereur une horloge mécanique qui l’intéressera au plus haut point. Et lorsqu’elle s’arrête, le souverain se plaint. Ricci aurait-il délibérément omis de remonter l’horloge afin de rendre sa présence indispensable? De fait, il est convié à Pékin pour enseigner aux eunuques de la Cour comment régler le mécanisme. Dorénavant, les jésuites seront autorisés à résider dans l’enceinte de la Cité interdite. La tactique des jésuites a fonctionné.
Calendrier, objet politique
L’empereur est un médiateur entre le ciel et son peuple. Il lui faut connaître le mouvement des planètes pour prédire les phénomènes célestes et en particulier les éclipses. Pour peu que les dates du solstice d’hiver soient erronées, les prières de l’empereur en faveur d’une bonne récolte seraient inefficaces. Le calendrier est donc un objet éminemment politique. Or, même si l’astronomie est connue depuis longtemps en Chine, les calculs des astronomes de la cour impériale peuvent se révéler faux. En 1610, l’année de la mort de Ricci, le bureau impérial de l’astronomie échoue à prédire convenablement une éclipse de très forte magnitude…
Les jésuites profitent de leur savoir pour faire progresser la cause de la foi. Après Ricci, Ferdinand Verbiest, Adam Schall et d’autres demeureront au sein de la Cité interdite. Ils seront chargés de réformer le calendrier. Verbiest sera nommé à la tête du bureau de l’astronomie. Des lettrés éminents se convertissent, tels Xu Guangqi, Li Zhizao et Yang Tingyun. La place des jésuites est confortée par les souverains Manchous qui succèdent à la dynastie Ming en 1644.
Mais ces succès leur valent aussi jalousies et inimitiés. En Chine, certains lettrés et le clergé bouddhique les accusent de tous les maux, comme d’être des étrangers à la solde d’un pouvoir étranger – les Mandchous. On reproche aux missionnaires leur «doctrine du Maître du Ciel» en l’accusant de corrompre les mœurs chinoises. Ses adeptes sont dénoncés comme appartenant à une secte nuisible à la morale publique. Jésus est perçu par les Chinois comme un personnage subversif troublant l’ordre social. Les rites et les ornements liturgiques chrétiens – images saintes, eau bénite, médailles… – sont taxés de sorcellerie.
«Il s’en fallut de peu que la cabale de quelques bonzes, appuyés de plusieurs mandarins, ne renversât en un moment, par la chute du père Ricci, l’ouvrage de plusieurs années», écrit le père Louis Lecomte dans le récit qu’il fait de son séjour de cinq années en Chine. «Mais le plus grand danger que courut ce saint homme avec toute sa mission vint de ses propres frères, je veux dire des chrétiens européens», ajoute ensuite ce jésuite et mathématicien. Son ouvrage publié en 1696 est condamné par la Sorbonne et jugé «hérétique» par les tenants de l’orthodoxie chrétienne qui dénoncent l’approche des jésuites.
Pratiques sociales
C’est la fameuse «querelle des rites». À la fois controverse théologique et intrigues politiques, cette polémique agite les esprits durant des décennies. On trouve, d’un côté, les partisans de l’adaptation de l’enseignement de la religion aux coutumes locales. De l’autre, ceux qui prônent la seule transmission d’un christianisme orthodoxe à vocation universelle. Les «dévots» accusent les jésuites de rapprocher le Dieu chrétien du «Seigneur du ciel» des Chinois et de trop concéder au rite des ancêtres ou au culte des morts – fondamentaux en Chine mais considérés à Paris ou à Rome comme de l’idolâtrie et de la superstition. Les missionnaires rétorquent qu’il s’agit là de pratiques sociales et non religieuses. Ils affirment aussi que certaines croyances de l’empire du Milieu sont les traces d’une révélation chrétienne ancienne qui se serait ensuite perdue…
La «querelle» fut finalement tranchée à Rome en 1704 en faveur de l’orthodoxie. En Chine, des mesures anti-chrétiennes visent l’ensemble des missionnaires. Le christianisme est proscrit en 1724. La Compagnie de Jésus, elle, est dissoute en 1773, mais quelques-uns de ses prêtres, présents à Pékin, parviennent à s’y maintenir quelques années encore. Les missionnaires jésuites ne reviendront dans l’empire du Milieu que plus tard, au milieu du XIXe siècle.
Y a-t-il eu une occasion manquée entre la Chine et l’Occident? Si les «rites» avaient été tolérés, l’adoption d’un christianisme «à la chinoise» aurait-elle pu alors changer la face de l’empire du Milieu? Même s’il est impossible de réécrire l’histoire, cette hypothèse ne peut manquer d’être posée. Force est de constater aussi que plus de quatre siècles après l’arrivée de jésuites – et dans un contexte radicalement différent – les relations entre l’État chinois et les catholiques, a fortiori ceux qui ne sont pas affiliés à l’Église officielle, restent difficiles. Et en dépit d’une amorce de rapprochement, la normalisation entre Pékin et Le Vatican se fait toujours attendre.
«Les points de vue différaient radicalement de part et d’autre», écrivait le sinologue Jacques Gernet. «Ce qui n’était aux yeux des missionnaires et de la hiérarchie catholique qu’un simple procédé de conversion était, pour la plupart des dirigeants chinois, le seul avantage de la présence des jésuites à la cour. (…) Le dialogue des chrétiens et des Chinois est donc fondé au départ sur de profonds malentendus qui s’aggraveront au cours des siècles suivants», ajoutait ce grand spécialiste disparu en 2018.