La mort de 33 soldats révèle l’impéritie de la politique étrangère du président turc et de son virage prorusse
ISTANBUL- correspondante
En froid avec ses alliés occidentaux, en désaccord avec son nouveau partenaire russe, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a jamais été aussi isolé sur la scène internationale au moment où son armée, embourbée en Syrie, fait face à des attaques meurtrières du régime de Damas, soutenu par l’aviation russe.
Car c’est bien une bombe russe à guidage laser (de type KAB-1500L portée par les chasseurs Soukhoï SU-35), capable de pénétrer jusqu’à des profondeurs de 20 mètres, qui a pulvérisé le bâtiment où des soldats turcs avaient trouvé refuge à Idlib, la dernière poche rebelle dans le nord-ouest de la Syrie, causant, jeudi 27 février, la mort de trente-trois d’entre eux, soit les pertes les plus lourdes subies par l’armée depuis des décennies.
« Nouveaux amis »
La situation précaire des militaires turcs à Idlib, où près de dix mille soldats ont été déployés sans couverture aérienne, la Russie étant la seule maîtresse des airs, révèle à elle seule l’incohérence de la politique étrangère et de sécurité du président Erdogan. Elle compromet durablement le projet d’un partenariat stratégique avec Moscou, tant vanté sur la scène politique interne, en Turquie, par les « eurasianistes », lesquels sont devenus, depuis le coup d’Etat raté de 2016, les meilleurs alliés du chef de l’Etat.
Elle rappelle la fragilité de la position turque, un pied dans l’OTAN, un pied en dehors. Au plus fort d’une crise diplomatique avec les Etats-Unis, en 2018, M. Erdogan avait indirectement menacé de quitter l’Alliance, assurant que la Turquie se cherchait de « nouveaux amis », une allusion à la Russie.
Confronté à la force de feu russe à Idlib, le voilà qui sollicite le soutien militaire de ses vieux partenaires, menace l’Europe d’une nouvelle crise migratoire et appelle l’OTAN à l’aide. C’est ainsi qu’il réclame à Washington l’installation de missiles Patriot, dont il boudait jusqu’ici l’acquisition, au profit des antimissiles russes S-400, choisis par Ankara malgré leur incompatibilité avec le système de défense otanien.
« Aujourd’hui, la Turquie est capable de lancer une opération pour protéger sa sécurité nationale sans demander l’autorisation de qui que ce soit », se vantait M. Erdogan, en décembre 2019, en marge du sommet marquant le 70e anniversaire de l’OTAN, à Londres. Cette phrase résume à elle seule la vision de politique étrangère du chef de l’Etat turc, prêt à intervenir militairement sur tous les fronts.
Deux mois avant le sommet de Londres, la Turquie avait défié ses allés traditionnels en envoyant des troupes dans le nord-est de la Syrie contre la volonté de l’OTAN. Deux mois plus tard, Ankara déployait du matériel militaire et du personnel en Libye, dont deux mille mercenaires syriens, alors même que les Nations unies appelaient à respecter un embargo sur les armes.
« Dépotoir » de la rébellion
Cette approche agressive s’est affirmée après l’échec du coup d’Etat de 2016, lequel a affaibli l’autorité de l’armée, permettant au numéro un turc de renforcer son pouvoir. Après le putsch raté, la Turquie a lancé trois incursions militaires dans le nord de la Syrie, dont deux avec l’aval de Moscou. Chaque avancée de l’armée turque était le fruit d’un compromis selon lequel le Kremlin accordait à Ankara un gain territorial en contrepartie de son silence face aux avancées du régime de Damas. La soumission des territoires rebelles à l’est d’Alep, en 2016, est intervenue après l’incursion turque à Djarabulus et Azaz. La prise d’Afrin par Ankara, en mars 2018, a été suivie par les avancées du régime de Bachar Al-Assad dans la Ghouta orientale (banlieue de Damas), à Homs, puis à Deraa. Des bus affrétés par Damas ont alors évacué les combattants et leurs familles vers Idlib.
Compte tenu de ce type d’accord, la Turquie était, selon le Kremlin, supposée fermer les yeux lorsque le régime syrien, épaulé par l’aviation russe, a lancé son blitzkrieg au sud d’Idlib, à la fin de décembre 2019. De son côté, Ankara imaginait que l’offensive contre la dernière poche rebelle allait durer, lui donnant l’occasion d’arracher de nouvelles concessions à la Russie. M. Erdogan s’attendait à une longue campagne, sans jamais imaginer que ses militaires, déployés dans la province à la faveur de l’accord de Sotchi, signé avec son homologue russe, Vladimir Poutine, en 2018, allaient se retrouver encerclés par les forces du régime syrien. A l’évidence, il n’a rien vu venir.
Pour ses détracteurs, son incapacité à anticiper les événements tient à son hubris. « Après bientôt dix-huit ans de pouvoir sans partage, ayant écarté tous ses anciens compagnons de route, il est clair que M. Erdogan a une confiance illimitée dans ses propres capacités », explique Selim Kuneralp, un ancien diplomate. Fort de ses pouvoirs présidentiels élargis, « il est devenu le seul décideur du pays. On ne lui connaît pas de conseiller capable de l’influencer. Il semble qu’il prenne ses décisions la plupart du temps tout seul et sans prendre la peine de consulter qui que ce soit, sauf peut-être de manière superficielle ».
Qu’importe si la campagne d’Idlib a déjà coûté la vie à cinquante-cinq soldats turcs (le dernier en date est mort vendredi 28 février), M. Erdogan est déterminé à poursuivre sa guerre coûte que coûte. « L’objectif de renverser la dynastie alaouite s’étant révélé inatteignable, il s’est rabattu sur l’établissement de zones tampons le long de la frontière turco-syrienne dans le but d’y installer des populations favorables à la Turquie », rappelle M. Kuneralp. Ce projet pourrait être mis en échec à Idlib.