Ces montagnes de détritus qui jonchent les rues de Beyrouth et de multiples localités libanaises sont comme les restes putrides d’une charogne qui exhale en plein air, sous le soleil brûlant de l’été, ses miasmes aux odeurs nauséabondes mais qui constituent un repas de fête pour toute une vermine d’insectes, de rongeurs, d’animaux vagabonds. Le spectacle n’est pas sans rappeler l’époque maudite de la guerre civile où, dans Beyrouth assassinée, au milieu des ruines squelettiques, la même vermine était à la fête.
Savoir qui est responsable d’un tel scandale est utile car il y a bel et bien des responsables qu’il faut clairement nommer. Mais il existe une autre question tout aussi primordiale, sinon plus. Comment en est-on arrivé là ? Comment un pays comme le Liban se retrouve dépouillé d’attributs essentiels de la souveraineté, à savoir défendre et protéger le citoyen et assurer la bonne marche du service public ? Le scandale actuel des immondices et des détritus est certes une question technico-administrative mais c’est avant tout un symptôme révélateur de l’état de morcellement de l’espace public libanais et des services que cet espace met à la disposition du citoyen.
Lors d’une allocution prononcée, à l’occasion d’un hommage qui lui était rendu après son élection au poste de président du « Conseil National des Indépendants du 14 Mars » (CNI_14M), l’ancien député Samir Frangié a dressé le bilan impitoyable de plusieurs décennies d’exercice malsain de la politique qui aurait, lentement mais sûrement, mené le Liban vers un tel état d’incurie et un tel recul de l’élémentaire cohésion de l’espace public.
Pour S. Frangié, la cause principale réside dans une certaine modalité de la lutte pour le pouvoir qui, à partir de 1968, s’est vue hypothéquée ou prise en otage par ce qu’il appelle « les partis confessionnels ». Avant 1968, divers partis transcommunautaires occupaient le devant de la scène, comme le Destour et le Bloc National, ainsi que des partis plus idéologiques comme le Parti Communiste, les partis nationalistes syrien et/ou arabe et d’autres formations. La naissance de l’Alliance Tripartite consacra le « christianisme/maronitisme politique ». Ceci fut suivi par l’émergence d’une deuxième force politico-confessionnelle, le mouvement chiite Amal. Si on ajoute à cela le poids démesuré des groupes palestiniens, perçus comme anti-chrétiens en dépit de la composition multiconfessionnelle de la plupart d’entre eux, on comprend aisément comment le Liban fut entraîné par la ronde infernale du démembrement, de la territorialisation de la ville comme lieu du vivre-ensemble, et de sa mise à mort comme victime sacrificielle sur l’autel de tous les identitarismes religieux, confessionnels et claniques. Dans cette entreprise criminelle, affirme le président du CNI_14M, nul ne peut se dire innocent car nous sommes tous responsables.
Ceci aurait mené à une hypertrophie du rôle des partis dits confessionnels où chacun d’eux prétend résumer la communauté dont il est issu et où chacun d’eux se résume lui-même en la personne de son chef, de son leader, de son zaïm. Afin d’illustrer son propos, S. Frangié rappelle inlassablement cet extrait de l’Exhortation Apostolique pour le Liban (1997) : « L’église Catholique a vu ses enfants tuer, être tués et s’entre-tuer ». Il insiste lourdement sur la lecture confessionnelle qu’on a effectué des Accords de Taëf qui mirent fin à la guerre civile. Pourtant, ces derniers avaient pour objectif de mettre fin à l’hégémonie du confessionnalisme par la formation d’un Sénat, une large décentralisation administrative et la libération du Parlement de toute considération de représentativité sectaire. La non-application de Taëf, voulue et encouragée par l’occupant syrien de l’époque, aurait donc aggravé la situation et nous aurait menés au délitement actuel, conséquence inéluctable de l’identitarisme outrancier qui ronge notre vie publique et étrangle l’Etat. Les poubelles qui nous empestent ne sont que les chairs meurtries et putrides de notre propre charogne. Elles étalent devant nous l’effondrement d’une certaine échelle de valeurs à laquelle nous n’adhérons plus.
Un « sursaut de la paix », au sens d’un sursaut moral, comme l’appelle Samir Frangié, est-il possible ? Peut-on encore conjurer le pire ? L’ancien député répond positivement car le clivage de notre monde d’aujourd’hui n’est plus entre idéologies contradictoires. Au Liban même, il ne serait plus entre un 8_Mars et un 14_Mars. Le véritable clivage serait un choix individuel : la violence, c’est-à-dire l’arbitraire des groupes ; ou la modération, c’est-à-dire l’ordre de la Loi et du Droit comme unique garantie pour le citoyen.
Ainsi, le fameux slogan de l’ancienne gauche marxiste : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », devient dans la bouche d’un Samir Frangié : « Modérés de tous les pays unissez-vous ».
Publié dans L’Orient-Le Jour le vendredi 31 juillet 2015