Rien ne semble plus aller entre le pays du Cèdre et les monarchies du Golfe, depuis l’annonce surprise de la démission du Premier ministre libanais, Saad Hariri, il y a une semaine à Riyad. Cet événement, qui s’inscrit dans un contexte d’affrontement régional entre l’Arabie saoudite et son voisin iranien, a donné le coup d’envoi à un sévère refroidissement diplomatique entre la monarchie wahhabite et le Liban.
Une situation qui alimente les craintes de nombreux Libanais, concernant notamment la stabilité de l’économie de leur pays déjà éprouvée par les répercussions du conflit syrien et qui, de surcroît, dépend en grande partie des pays du Golfe où vivent un grand nombre de leurs compatriotes.
Remises et exportations
Selon Jad Chaaban, professeur d’économie à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), environ 330 000 Libanais résident dans les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) : 160 000 en Arabie saoudite, 100 000 aux Emirats arabes unis, 42 586 au Koweït, 25 000 au Qatar et 2 300 à Bahreïn. « Ces chiffres sont basés sur ceux des titres de séjours fournis par les pays concernés », précise M. Chaaban. La fédération libanaise des chambres de commerce évoque, pour sa part, un total d’un demi-million, dont plus de 300 000 en Arabie saoudite. « Selon la Banque du Liban (BDL), ces expatriés ont contribué à hauteur de 60 % du total des remises vers le Liban des expatriés en 2016 – qui se sont élevées à 7,62 milliards de dollars (+1,8 % en un an) », poursuit M. Chaaban. Un montant qui représente 14,7 % du PIB sur cette année, d’après le Fonds monétaire international.
« Le Golfe absorbe de plus une importante portion des exportations du Liban », rappelle, de son côté, l’économiste Roy Badaro. Selon les douanes, la valeur des exportations libanaises a dépassé 672 millions de dollars en 2016, soit environ 24 % d’un total de près de 3 milliards de dollars sur cette période. L’Arabie saoudite et les Émirats représentent respectivement 9 % et 8 % de ce total, devant le Qatar et le Koweït (3 % chacun) et Bahreïn (1 %). Dans le même temps, le Liban a importé plus de 953 millions de dollars de marchandises en provenance de ces pays sur le même exercice, soit environ 8 % d’un total de plus de 18,7 milliards de dollars. Le Koweït est le plus important fournisseur du Liban (3% du total) – principalement en carburant -, devant l’Arabie saoudite et les Émirats (2% chacun).
En plus des exportations, en baisse depuis la fermeture de la frontière syro-jordanienne en 2015, qui a obligé les producteurs libanais à expédier leurs marchandises à destination du Golfe par la mer, via le Canal de Suez, le Liban doit également compter sur les dépôts des résidents et des sociétés de ces pays dans les banques au Liban, de leurs investissements, ainsi que de certaines aides publiques versées à différents organismes. Des montants qui représentent « entre 2 et 3 milliards de dollars », selon M. Chaaban, qui n’était pas en mesure de fournir de proportions dans l’immédiat.
Enfin, les touristes du Golfe sont traditionnellement ceux qui dépensent le plus au pays du Cèdre, Émiratis et Saoudiens en tête, avec respectivement 14 et 13 % du total en 2016, selon Global Blue, la société en charge de la restitution de la TVA sur leurs achats. Des proportions restées stables malgré la décision du CCG, en février 2016, d’appeler leurs ressortissants à ne pas se rendre au Liban ou à quitter le pays, déjà sur fonds de tensions régionales.
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Ne pas minimiser les risques, mais relativiser tout de même
C’est justement un appel similaire à quitter ou éviter le Liban, lancé séparément par les autorités de quatre des États du CCG cette semaine – d’abord Bahreïn, puis l’Arabie saoudite, les Émirats et le Koweït jeudi – qui a sonné « le début d’une offensive de ces pays contre l’économie libanaise », soutient M. Badaro. « C’est une période extrêmement sensible pendant laquelle le Golfe peut décider de pousser le Liban jusqu’au point d’inflexion. Dans ce contexte, il est naturel que l’inquiétude règne », analyse-t-il. Le cas du Qatar est particulier, dans la mesure où il est lui-même en délicatesse avec ses partenaires du Golfe depuis la crise diplomatique, remontant à cet été, qui l’oppose à ces derniers.
« Il ne faut pas minimiser les risques, qui sont importants, mais il est toutefois nécessaire de relativiser l’impact de ces tensions sur l’économie du Liban. C’est la troisième fois en cinq ans (après 2012 et 2106) que des pays du Golfe appellent leurs citoyens à éviter le Liban », rappelle de son côté M. Chaaban. Pour Nassib Ghobril, directeur du département de recherche du groupe Byblos Bank, il est en outre « trop tôt » pour parler de sanctions économiques, qui pourraient notamment affecter les relations entres les banques libanaises et celles du Golfe. Il reconnaît toutefois que les tensions entre Riyad et Beyrouth ont créé une « situation d’attente » chez les investisseurs, « ce qui s’est notamment ressenti sur les cours des eurobonds libanais (en baisse) et des Credit default Swap (en hausse) cette semaine. » Une tendance qui ne semble néanmoins pas affecter la Banque du Liban, qui a assuré à plusieurs reprises cette semaine que la situation financière du pays comme la livre libanaise n’étaient pas menacées.
Les inquiétudes portent, aussi, sur le sort des expatriés libanais dans les pays du Golfe. Pour M. Chaaban, la menace est réelle, mais renvoyer les expatriés est une mesure difficile à mettre en œuvre dans l’immédiat. « Les Libanais du Golfe sont en grande partie très qualifiés, et il est peu probable qu’il y ait une action future dans ce sens, dans la mesure où l’intérêt pour les pays qui les hébergent est limité par rapport à l’enjeu politique de cette crise diplomatique », affirme-t-il. « Il est, de plus, difficile pour ces pays de justifier une telle mesure sur le plan juridique, dans la mesure où l’État libanais n’a pas agressé l’Arabie saoudite », ajoute-t-il. M. Chaaban juge, par ailleurs, que le fait de s’attaquer aux ressortissants – et éventuellement à leurs actifs dans le pays – sans motif juridique qui le justifierait, « amènerait les investisseurs étrangers dans le pays ayant pris une telle mesure, à s’interroger sur la qualité de l’environnement des affaires. »
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Pas d’expulsion massive
Dans ce contexte, pour M. Chabaan, comme pour M. Badaro, le scénario d’une expulsion massive de Libanais des pays du Golfe – et plus particulièrement d’Arabie saoudite -, semble peu probable à moins d’une dégradation spectaculaire de la situation dans les prochaines semaines. « Dans ce dernier cas, on pourrait s’attendre, dans un premier temps, à des annulations ou des non-renouvellement ciblés de visas. Et les mesures iraient crescendo si la situation empire », suggère M. Badaro. « Pour l’instant, les autorités saoudiennes sont concentrées sur l’élaboration d’un dossier judiciaire dans le cadre de la (purge anti-corruption) lancée samedi dernier par le prince héritier », note de son côté M. Chaaban.
De fait, plusieurs expatriés en Arabie saoudite interrogés par L’Orient-Le Jour, et ayant choisi de garder l’anonymat en raison de la sensibilité du sujet, affirment ne pas être inquiets outre mesure, pour le moment, de leur avenir au sein du royaume.
Echanges commerciaux
Les premières « sanctions », outre les appels à éviter le Liban qui pourraient pénaliser le secteur touristique libanais, pourraient porter plutôt sur les échanges commerciaux, estime M. Badaro. « Cela se ferait sans doute via l’adoption de mesures non-tarifaires, notamment d’ordre sanitaire ou phytosanitaire, pour rendre plus difficile l’entrée des marchandises libanaises sur les marchés » du Golfe, précise-t-il. Une possibilité d’autant plus dommageable pour le commerce extérieur que les exportations libanaises vers certains pays du Golfe semblaient être sur une bonne lancée en 2017. Les exportations vers le Koweït, par exemple, avaient déjà dépassé la barre des 71 millions de dollars en septembre, contre 75 millions sur l’ensemble de 2016.
En ce qui concerne la possibilité que les ressortissants du Golfe, a fortiori saoudiens, retirent leurs investissements, il faut savoir que ces derniers ont déjà beaucoup diminué ces dernières années, ce qui limiterait l’impact de cette mesure, selon les économistes interrogés. Cette diminution est d’ailleurs plutôt liée aux difficultés financières du royaume depuis le début de l’effondrement des cours du pétrole en 2014. Même topo pour les dépenses des touristes du Golfe, les visiteurs des pays du Golfe ayant été de moins en moins nombreux au Liban, particulièrement depuis le début du conflit syrien.
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