Propos recueillis par Pierre Akel
Comment le boulversement de l’Etat Islamique et la dislocation de la Syrie et de l’Irak sont vus d’une perspective turque. Discussion avec le journaliste du Hurriyet Daily News, Yusuf Kanli.
Shaffaf- A quoi ressemble le Daesh/ Etat Islamique en Irak et en Syrie vu de la Turquie ? Diriez-vous que c’est plutôt un développement « Islamique » ou « arabe » (des Pays arabes comme « des sociétés en panne » ?) Votre avis sur ce nouveau phénomène ?
Yusuf Kanli– Je dois dire nous avons deux Turquie sur cette question.
Selon l’approche laïciste, le Jihadisme, le Salafisme ou Daesh, autrement dit « l’Islam radical », semblent être totalement incompatibles avec l’Islam puisqu’il celui-ci enseigne que « tuer une personne est équivalent au meurtre de l’humanité entière ». En outre, non seulement l’Islam mais toutes les religions monothéistes soulignent un précepte disant « Vous ne tuerez pas ». Du point de vue de la Turquie, Daesh semble être une organisation barbare et dangereuse non seulement pour les non-musulmans, ou pour des sociétés de Musulmans non-sunnites comme les Nusayris ou les Alevis, mais pour la région entière et la paix mondiale.
Quant à la majorité sunnites de la Turquie, tandis que Daesh est publiquement un groupe « inacceptable », en privé il y a de la sympathie et du soutien.
C’est en effet pourquoi Daesh a un nombre important de recrues en Turquie. Ce n’est pas non plus un secret que des bureaux de recrutement de Daesh – les librairies Islamiques radicales – opèrent toujours dans le coeur d’Ankara bien qu’officiellement la Turquie ait finalement condamné le groupe comme une organisation terroriste. Cette approche hypocrite du gouvernement – qui, en effet, est souvent accusée de vouloir créer une alliance Sunnite dans la région – est devenue encore plus compliquée avec les attaques de Daesh sur Kobane ou Ayn Al-` l’Arabe.
La population Kurde et beaucoup d’Alevis, des intellectuels turcs non-Alevis et des gauchistes de la Turquie ont exigé une intervention turque pour sauver la ville. Un tel mouvement signifierait que la Turquie entrerais en guerre avec la Syrie. Finalement, la Turquie a permis à l’armée nord irakienne de Peshmergas de voyager par le territoire turc à Kobane, mais même aujourd’hui il y a des allégations que certains éléments turcs locaux aideraient Daesh.
Daesh, malheureusement, a été une maladie des sociétés arabes musulmanes depuis des siècles. Mais le problème actuel est un sous-produit de la Guerre du Golfe et la dissolution ultérieure par les Américains de l’armée régulière irakienne. L’interférence étrangère dans les affaires des peuples de cette région géographique, malheureusement, n’a jamais produit de bons résultats. Dispositions de frontières par pouvoirs étrangers, comme les Accord Sykes-Picot, ont apporté des solutions artificielles mais aussi la division permanente les populations arabes. Peut-être est-il grand temps d’essayer de remèdes internes aux problèmes internes.
Shaffaf- Comment se fait-il que la Turquie, le pays du dernier Califat, a évité la l’ascension de mouvements terroristes Islamiques ? Grâce à son régime « laïc»? Ou aux origines Sufis de l’Islam turc ? Ou, à d’autres raisons ?
Yusuf Kanli– La Turquie a beaucoup souffert de mouvements terroristes Islamiques. Quand les Grecs s’approchaient d’Ankara pendant la Guerre de Libération, il y avait environ 30 soulèvements dans tout le pays, un d’entre eux dans Konya. C’était à cause de ce soulèvement de 1925 à Konya que la Turquie a accepté d’abandonner ses revendications sur Mosul. Pourquoi ? Juste parce que la Turquie a voulu que les Anglais, qui soutenaient, ou qu’on a cru qu’ils soutenaient, le soulèvement, arrêtent leur soutien.
Les traditions chamaniques Pré Islamiques des populations d’Anatolie
Beaucoup de personnes considèrent le soulèvement 1925 comme un soulèvement Kurde, mais, en fait, c’était un soulèvement islamique radical mené par le cheik musulman radical kurde, cheik Saïd.
Durant les 90 dernières années, la Turquie a élevé une démocratie basées sur des politiques laïques. Malheureusement le principe de laïcité, souvent mal compris comme athéisme, fut une vraie traumatisme vécue par les segments pieux de la société.
La Turquie, malgré cela, a réussi effectivement à faire de la démocratie un mode de vie. Les Alevis progressistes, les traditions chamaniques pré-Islamiques des Anatoliens et, bien sûr, l’interprétation tolérante de l’Islam par les ordres Sufis ont aidé les Turcs à développer une relation cohérente et tolérante avec toutes les communautés et toutes les religions. La nature multi culturelle de l’Empire Ottoman a aussi aidé à développer une tradition de tolérance à toutes les religions de la société turque.
Shaffaf- Certains citoyens turcs ont rejoint Daesh : avons-nous des chiffres? Est-ce que c’est un développement marginal pour la Turquie?
Yusuf Kanli– Nous n’avons pas de chiffres quant aux Turcs qui ont rejoint Daesh. Certains disent qu’ils sont près de 10,000 ou plus; d’autres disent qu’ils sont dans les centaines. D’aucune façon, rejoindre Daesh n’est pas un sport national pour les Turcs… Cependant, comme dit précédemment, il y a des rumeurs qui disent que, dans les zones frontalières avec la Syrie, aussi bien que dans de grandes villes, le groupe opère toujours « librement » dans ses recrutements.
Le gouvernement, bien sûr, réagit violement à de tels rapports dans les médias, mais une visite dans le vieux quartier d’Ankara pourrait révéler la réalité très triste de jeunes conservateurs désespérés rejoignant Daesh pour des raisons diverses.
Shaffaf- L’ascension de Daesh pourrait-elle constituer une menace pour la Turquie? C’est-à-dire, pour sa cohésion sociale?
Yusuf Kanli– L’ascension de Daesh, aussi bien que les Turcs impliqués dans Daesh, est bien sûr une menace, aujourd’hui aussi bien que demain, pour la Turquie.
Finalement, ce problème sera résolu, d’une manière ou d’une autre et Daesh sera dissous, jusqu’à leur prochain regroupement, qui sait quand. Qu’arrivera-t-il à ces Turcs qui ont été habitués à toutes sortes de banditisme, cruauté et sauvagerie avec Daesh ? Ils deviendront un risque sérieux pour la sécurité nationale turque. Il y a déjà des plaintes concernant les Turcs revenus de Daesh qui causeraient des ennuis dans leurs villes d’origines.
Shaffaf- J’usqu’à ce que AKP arrive au pouvoir, la Turquie avait gardé une distance concernant les affaires arabes de manière général. À la lumière des développements en Syrie, en Irak, en Égypte, etc, diriez-vous que la Turquie deverait retourner à son ancienne posture de tourner le dos aux affaires arabes?
Yusuf Kanli– Dans le monde d’aujourd’hui, la Turquie est une réalité. Même si la Turquie ne le veut pas, elle est obligée de jouer un rôle majeur dans les affaires de sa région. Nous ne devrions pas parler de choses comme « des affaires arabes » ou « des affaires du bassin méditerranéen », ou « des affaires nord-africaine » ou de tels stéréotypes. Ceux-ci sont des problèmes régionaux et la Turquie, étant une puissance régionale, ne peut pas rester inactive, qu’il y ait une gouvernement Kemalist, nationaliste ou Islamiste.
Shaffaf- Une Turquie menée par un parti « Kémalist » aurait-elle de meilleurs résultats que l’AKP dans la situation présente pour la région arabe?
Yusuf Kanli– Certainement, oui … Une Turquie Kémaliste essayerait de jouer le rôle de médiateur plutôt que devenir un partenaire. Cela vaudrait pour la guerre civile syrienne ou dans le cas du conflit israélo-arabe. La Turquie, en tant que puissance régionale, doit être intéressée par des problèmes régionaux, mais doit rester à égale distance de tous les antagonistes pour jouer le rôle de courtier de paix. Agir comme une ancienne puissance coloniale ou avec une mentalité néo-ottomaniste, ne fera qu’ajouter de nouveaux problèmes au climat déjà problématique de la région.