Première et unique capitale provinciale conquise par la rébellion, Raqqa fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. Pour la première fois depuis le début de la révolution, des actes sectaires significatifs à l’encontre des chrétiens et de leurs lieux de culte y ont été perpétrés. Ils ont délibérément été rendus publics par leurs auteurs, les combattants d‘Al-Dawla al-Islamiyya li-l-Irak wa-Bilad al-Sham (l’Etat islamique d’Irak et de Syrie, en bref ici l’Etat islamique).
Jusqu’alors, en dépit des accusations colportées par le régime et ses relais médiatiques, aucune information avérée ne permettait d’attester d’attaques ou d’agressions commises de manière délibérée à l’encontre de populations chrétiennes de Syrie. Comme les récents non-événements de Ma’aloula l’ont récemment rappelé, les seuls chrétiens pris pour cible sont ceux qui combattent la révolution les armes à la main et apportent leur soutien militaire au régime, au sein de forces supplétives telles que l’Armée de Défense nationale. En revanche, les développements dernièrement intervenus à Raqqa mettent en exergue une toute autre réalité. Bien que localisée, elle pourrait malheureusement se généraliser en raison de la montée en puissance de l’Etat islamique au nord et à l’est du pays, dans les gouvernorats de Deir al-Zor, Hassakeh, Raqqa, Alep et Idlib.
Raqqa, une entrée forcée dans la révolution
Ville moyenne du centre de la Syrie d’environ 200 000 habitants, Raqqa revêt une importance symbolique pour le régime syrien. Localité de la Jazîra, elle a été au centre de l’important « Projet de l’Euphrate » qui devait permettre à la Syrie ba’athiste de s’élever au rang de « nation socialiste indépendante » via la construction de trois barrages et la création de fermes d’Etat. L’arrivée de Bachar al-Assad au pouvoir, en l’an 2000, coïncide avec une marginalisation de la ville. Alors que la libéralisation du pays au nom d’une « économie sociale de marché » représente le nouveau credo du développement économique syrien, Raqqa et sa province restent très dépendantes du secteur agricole, ne parvenant pas à se développer au même rythme que Damas, Homs ou encore Alep. Au premier abord, Raqqa offre l’apparence d’une ville morne, sans réel dynamisme. Jadis vivace, avec une présence forte du Parti communiste en particulier, l’activité politique y est jugulée comme ailleurs en Syrie à l’heure où éclate la révolution. Elle se limite, comme on le voit lors des élections législatives, aux rapports clientélistes que le régime entretient avec les différentes tribus de la région.
Depuis mars 2011, la contestation est restée extrêmement discrète à Raqqa. Les manifestations n’ont jamais réussi à rassembler des foules impressionnantes, comme cela a été le cas à Hama ou à Homs, et le nombre des victimes liées à la répression y est de ce fait relativement faible. C’est ce calme relatif qui suggère à Bachar al-Assad de s’y rendre, en novembre 2011, pour les célébrations de l’Aïd al-Adha, la fête du sacrifice qui clôt les cérémonies du pèlerinage. Il ne craint guère d’y être chahuté ou conspué.
Paradoxalement, cette tranquillité se retourne contre le régime. Sous-estimant le danger, il relâche son attention, facilitant la conquête de la ville par les rebelles. Le 2 mars 2013, Raqqa est prise d’assaut et tombe entre les mains de l’opposition armée au terme de quelques escarmouches, représentant l’une des victoires les plus importantes mais aussi les plus faciles de la rébellion. Elle a été le fait de plusieurs groupes, parmi lesquels une coalition d’unités affiliées à l’Armée syrienne libre (ASL) et de katibat islamistes indépendantes regroupées dans le Jabhat Tahrir al-Raqqa, Front de libération de Raqqa, créé quelques mois plus tôt en décembre 2012. Les principaux artisans de cette victoire sont toutefois le Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiyya (Mouvement des Hommes libres de la Syrie islamique, en bref ici Mouvement des Hommes libres), un groupe djihadiste qui limite ses ambitions à la Syrie et ne prône pas un djihad global comme al-Qaïda, et le Jabhat al-Nusra (Front de Soutien), un groupe également djihadiste qui, lui, a prêté allégeance à l’organisation internationale. L’orientation islamiste indéniable de la plupart des protagonistes rend l’accueil de la population aux « libérateurs » plus que réservé.
Les centres des services de renseignements sont aussitôt investis par les rebelles, qui parviennent à empêcher la fuite du gouverneur de Raqqa, Hassan Jalili, et du chef local du parti Ba’ath, Suleiman Suleiman, tous les deux surpris par cette offensive-éclair. Virtuellement, avec la prise de la ville, la province de Raqqa est sous le contrôle de l’opposition. Seules quelques positions militaires résistent encore à l’heure actuelle : la base de la 17e Division et l’aéroport militaire de Tabqa.
Profitant d’un relatif maintien de l’ordre, la victoire ayant été rapidement acquise, les rebelles et notamment les djihadistes prennent le contrôle des bâtiments administratifs et des services publiques : boulangeries, transports, banques, etc. Le Mouvement des Hommes libres met en place une force islamique de maintien de l’ordre. Des patrouilles circulent dans les rues, surveillent les relations des jeunes gens et des jeunes filles, contrôlent les commerces et « conseillent » les femmes sur leur tenue vestimentaire… Un comité de shari’a est mis en place. Le drapeau noir portant la shahada, la profession de foi islamique, flotte bientôt sur la plupart des places de la ville.
Raqqa, domination islamiste et résistance de la société civile
L’instauration d’une d’administration provisoire islamique ne se fait pas sans heurts entre la population et certains rebelles. Mais les tensions culminent avec l’entrée en Syrie de l’Etat islamique.
Le 9 avril 2013, Abu Bakr al-Baghdadi, émir de cette organisation en provenance d’Irak, affirme que le Front de Soutien n’est qu’une émanation du groupe qu’il dirige et il annonce la fusion des deux mouvements sous son autorité. Mais cette déclaration est rejetée par Abu Mohammad al-Jolani, émir du Front de Soutien. Due à la brutalité de ses combattants, la mauvaise réputation de l’Etat islamique est telle qu’al-Jolani redoute, en acceptant cette fusion, de perdre la popularité que son groupe est parvenu à engranger auprès de nombreux Syriens. La stratégie du Front de Soutien, qui cible spécifiquement des objectifs militaires – en tout cas jusqu’à l’attaque à l’arme chimique sur la Ghouta du 21 août, à laquelle il réplique en annonçant des représailles sur des « cibles alaouites » -, se différencie en effet de la stratégie de terreur qui a déjà poussé l’Etat islamique à commettre de multiples attentats contre des cibles civiles, aussi bien chiites et chrétiennes que sunnites. Tentée au mois de juin, une médiation du leader d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, n’a pas permis de résoudre le différend. L’Etat islamique et le Front de Soutien restent donc deux entités distinctes. Mais ces querelles de chefs ne se traduisent pas par des tensions entre membres des deux groupes, qui collaborent étroitement sur le terrain.
Au mois de mai 2013, l’Etat islamique fait son apparition dans le paysage raqqawi. De nombreux combattants du Front de Soutien prêtent allégeance au nouveau venu dont la puissance en impose, y compris l’émir local du groupe à Raqqa, Abu Saad al-Hadrami. Virtuellement, l’Etat islamique devient de ce fait la force dominante dans la ville, avec le Mouvement des Hommes libres. Des activités islamiques sont organisées, telles que des lectures du Coran et des séances de da’wa (appel à l’islam). Le luxueux palais du gouverneur est occupé et devient le quartier général de l’Etat islamique. Il devient également le point focal du mécontentement de la population, qui tolère difficilement les pratiques de ces djihadistes, en contradiction avec nombre de leurs habitudes. Des membres de l’Etat islamique procèdent à l’exécution publique, largement médiatisée, de civils de confession alaouite. Ils emprisonnent ou suppriment les militants et activistes locaux qui émettent des critiques à l’encontre de leur organisation. La famille des Al-Hajj Saleh, dont l’opposition au régime syrien est historique et dont la figure de proue est l’ancien communiste Yassin al-Hajj Saleh, est particulièrement visée. Firas et Ahmad al-Hajj Saleh sont actuellement détenus par l’Etat islamique. La nouvelle génération d’activistes est également ciblée.
Une contestation se fait jour, dans laquelle un mouvement, Haqquna (Notre droit), est en première ligne. Créé en 2012 pour organiser la résistance civile et pacifique aux agissements du régime, ce rassemblement d’activistes n’a véritablement pris forme qu’après la « libération » de la ville. Il n’a plus cessé depuis lors d’organiser des activités qui entrent dans la création d’une société civile locale : il documente les destructions, il propose une assistance psychologique pour les enfants, il organise des débats autour des principes démocratiques, il s’efforce de sensibiliser aux dangers du sectarisme… Pour l’Etat islamique, mais plus largement pour l’ensemble des groupes djihadistes présents à Raqqa, ces activités entrent en contradiction avec les principes qui sont les leurs. Peu ouverts au dialogue, ils instaurent donc des rapports de force ou recourent à la violence contre la société civile raqqawie. Comme les forces de sécurité du régime l’avaient fait aux premières heures de la révolution, ils répriment, parfois à l’arme lourde, les manifestations qui réclament désormais le départ de la ville de l’Etat islamique. La société civile n’en reste pas moins mobilisée, organisant l’élection d’un Conseil local et multipliant les protestations contre l’ensemble des groupes djihadistes présents à Raqqa (1, 2, 3). Su’ad Nawfal, une enseignante, manifeste ainsi depuis deux mois devant les locaux de l’Etat islamique à Raqqa. Elle aurait récemment été chassée par la force.
Les relations entre les djihadistes et les autres groupes rebelles se caractérisent également par la violence. Les querelles ont rarement une racine idéologique. Elles trouvent plutôt leur origine dans la volonté des uns et des autres d’exercer leur influence et leur contrôle sur les biens et les services publics de la ville. Elles aboutissent à l’instauration d’une réelle domination islamiste sur Raqqa. La brigade al-Farouq, dont la résistance lors de la bataille de Bab ‘Amr à Homs est entrée dans la légende mais qui s’est depuis lors transformée en un ramassis de criminels et de contrebandiers, est ainsi chassée de Tall Abyad, ville frontalière avec la Turquie à une centaine de kilomètre au nord de Raqqa, à la fin mars 2013. A la mi-août, c’est le groupe Ahfad al-Rasoul (Petits-Enfants du Prophète) qui est expulsé de la capitale provinciale, après trois jours de combats qui coûtent la vie à son leader, Ali Abdul Khalifa Othman.
Les autres forces rebelles de Raqqa tentent de s’organiser et de s’unir pour prévenir une domination totale de la ville par les djihadistes. En juin, un Conseil militaire révolutionnaire affilié au Conseil militaire suprême du général Salim Idriss, chef d’état-major de l’Armée syrienne libre, est constitué. Le 17 juillet 2013, les principales unités de l’ASL dans la province se regroupent également au sein d’une « 11e Division », dont l’objectif déclaré est d’en finir avec la présence du régime dans la province. Mais l’Etat islamique y perçoit plutôt une tentative locale de sahwa (réveil), en référence à la coalition tribale sunnite irakienne mise sur pied et armée par les Etats-Unis, à partir de 2005, pour éradiquer les djihadistes de la province d’al-Anbar. Considérant les rebelles non-djihadistes comme un corps étranger, l’Etat islamique n’hésite pas à les affronter. Il espère ainsi tuer dans l’œuf toute tentative de constitution d’un front uni opposé à sa domination.
Aux cours du mois de septembre 2013, les tensions entre rebelles et l’Etat islamique s’intensifient. La lutte contre le régime cède le pas, dans les objectifs de l’organisation islamiste, à son ancrage à moyen et à long-terme en Syrie. Au nord et à l’est du pays, les affrontements se multiplient, à Jarablous, à al-Bab, à ‘Azaz ou encore à al-Bukamal. Le Mouvement des Hommes libres et le Front de Soutien commencent à montrer des signes d’agacement face aux exactions de l’Etat islamique dont ils ont été eux aussi les victimes. Au sein du premier, un coordinateur pour l’aide humanitaire a été abattu dans la province d’Idlib alors qu’il prenait la défense d’un volontaire malaisien. Le second a vu ses locaux confisqués dans le village d’al-Shadadi, au sud de Hassakeh… Mais ces tensions entre groupes djihadistes ne dégénèrent pas encore en affrontements ouverts, la fitna (guerre intestine) entre mudjahidin représentant aux yeux de tous à la fois un risque majeur et une faute religieusement condamnable.
La situation à Raqqa pourrait toutefois changer le cours des choses. Il y a deux semaines, le Front de Soutien y a en effet effectué son retour. Après avoir prêté allégeance à l’Etat islamique, son chef local Abu Saad al-Hadrami s’était rétracté ou avait été chapitré par ses chefs, et il avait quitté la ville avec les combattants de son groupe qui n’avaient pas rejoint l’organisation concurrente. Son retour à Raqqa est marqué par l’agrégation autour de lui de plusieurs unités, en provenance essentiellement de la « 11e Division » de l’ASL. Craignant d’être prises pour cible à un moment ou à un autre par l’Etat islamique, ces unités font le choix de se placer sous l’autorité du Front de Soutien qui constitue à leurs yeux « un moindre mal ». Grâce à cet apport en hommes et en armes, le groupe d’al-Jolani pourrait être en mesure de menacer l’hégémonie que l’Etat islamique cherche à imposer à Raqqa.
Raqqa, concurrence djihadiste et surenchère confessionnelle
Ce retour du Front de Soutien dans la ville coïncide avec une multiplication des comportement sectaires de l’Etat islamique, qui revient à son répertoire d’action irakien, un temps délaissé pour faire bonne figure en Syrie. Suite à l’invasion de l’Irak par une coalition occidentale en 2003, ce qui n’était alors que l’Etat islamique en Irak s’était illustré par le ciblage systématique des chrétiens, finalement qualifiés en 2010 de « cibles légitimes ». Abu Bakr al-Baghdadi venait à peine alors d’en être nommé l’émir.
Le même processus semble aujourd’hui se répéter à Raqqa. Des signes avant-coureurs étaient apparus au début du mois d’août, avec l’enlèvement d’une figure de la révolution et des chrétiens de Syrie, le père Paolo Dall’Oglio. Résidant depuis plus de trente ans en Syrie, et se considérant lui-même Syrien, le père Paolo avait été expulsé par le régime à l’été 2012 en raison de ses prises de position en faveur de la liberté et de ses appels à la démocratie. Engagé, depuis son installation en Syrie au monastère de Mar Musa, dans la promotion du dialogue islamo-chrétien, il s’était rendu à Raqqa au mois de juillet 2013 afin de négocier une trêve entre les rebelles et les Kurdes, qui s’affrontaient… et qui s’affrontent encore au nord du pays. Il a été kidnappé alors qu’il cherchait à rencontrer des dirigeants de l’Etat islamique. Depuis, son sort est inconnu. Des rumeurs affirment qu’il a été assassiné. D’autres soutiennent qu’il aurait été remis par ses ravisseurs aux services de sécurité du régime, ce qui n’est guère rassurant sur son sort.
Mais depuis le mois de septembre les événements se sont précipités. Le destin d’un officier chrétien, le capitaine Toni Malouhi, détenu par l’Etat islamique a d’abord inquiété l’ensemble de la société civile syrienne. En poste depuis le début de la révolution dans la province de Raqqa, il avait fait défection et permis aux rebelles de s’emparer du village d’al-Mansour, au mois de février 2013. La reconquête de la localité par le régime avait abouti à la capture du capitane Malouhi, placé en détention dans l’un des centres des services de sécurité de Raqqa. Lors de la prise de la ville par les rebelles, le mois suivant, le Liwa al-Nasr Salah al-Din affilié à l’ASL l’avait maintenu en prison. Suite à l’allégeance faite par ce groupe à l’Etat islamique, le capitaine Malouhi est finalement tombé entre les mains du groupe djihadiste qui a annoncé son exécution. Cette information était sans doute erronée puisque les milieux djihadistes ont ultérieurement révélé, en colportant la nouvelle avec un grand enthousiasme, la « conversion » à l’islam de Toni Malouhi qui s’appellerait dorénavant Mohammad Nour Malouhi. Mais rien ne permet encore ni de confirmer, ni d’infirmer cette histoire.
Un autre fait tout aussi condamnable a depuis lors réjoui les sympathisants de l’Etat islamique. Jusqu’à présent épargnées, deux églises de Raqqa situées à moins de 500 mètres du quartier général de l’Etat islamique ont été publiquement profanées : l’église Notre-Dame de l’Annonciation (Sayyida al-Bishara) et l’église des Martyrs (Al-Shuhada’). Les croix surplombant les deux édifices ont été arrachées, jetées à terre et remplacées par des drapeaux noirs arborant la shahada (l’attestation que « Dieu seul est Dieu et Mohammed est son prophète »). Pour justifier cette double profanation, des islamistes ont prétendu que, alors qu’elles ne les utilisent en principe que les dimanches pour signaler aux fidèles l’approche de la messe, ces églises avaient pris pour mauvaise habitude de faire sonner leurs cloches cinq fois par jour, à chaque appel à la prière. Cette « provocation » est du moins le prétexte mis en avant pour justifier la mise à sac. Les activistes et les militants locaux de la société civile ont protesté contre ces agissements Ils ont défilé avec l’une des croix profanées en scandant le slogan des premières heures de la révolution : « Wahed wahed wahed, al-sha’ab al-suri wahed », qui affirme que « le peuple syrien est un ». La Coalition nationale a également condamné ces profanations, utilisant des mots extrêmement durs à l’encontre de l’Etat islamique.
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Alors que l’Etat islamique est présent dans la ville depuis plus de quatre mois, le timing de sa dernière initiative suggère que le groupe djihadiste a décidé de mettre en œuvre une stratégie du pire. Tout en se posant en victime des autres forces rebelles, il place les autres islamistes devant un dilemme difficile. Pour prévenir toute fitna, comme on l’a déjà souligné, le Mouvement des Hommes Libres et le Front de Soutien ont jusqu’à présent systématiquement défendu leur concurrent – verbalement et militairement – dans les conflits qui l’opposaient aux autres unités. En procédant à ces exactions, l’Etat islamique paraît vouloir impliquer avec lui tous les groupes islamistes qui n’auront pas le courage de dénoncer ses méfaits. De fait, on observe que ni le Mouvement des Hommes libres, ni le Front de Soutien n’ont réagi à ces actions autrement que par des « reproches ». Visiblement, le Front de Soutien – dont le leader local Abu Saad al-Hadrami a d’ailleurs « disparu » depuis son retour dans la ville… – ne semble pas prêt à se priver d’un allié potentiel aussi puissant. Tous ces groupes sont en effet unis par la crainte commune d’une sahwa syrienne. Ils considèrent donc inopportun de se diviser à propos de quelques exactions, qui, d’ailleurs, n’ont pas provoqué de pertes en vies humaines mais uniquement quelques dommages matériels et immatériels…
La situation aujourd’hui constatée à Raqqa s’applique également au nord et à l’ouest de la Syrie. Face à un Etat Islamique qui cherche à imposer sa domination et à éliminer toute concurrence, les autres groupes islamistes syriens, qui ne sont pas tous djihadistes, semblent désemparés et hésitent sur l’attitude à adopter. Bien que menacés par la montée en puissance et par la volonté d’hégémonie de l’Etat islamique, ils ne souhaitent pas ouvrir un front interne à la rébellion. Mais il n’est pas sûr qu’une telle situation puisse se prolonger indéfiniment. Le 24 septembre dernier, une déclaration commune d’une douzaine de groupes islamistes syriens niant toute représentativité à la Coalition nationale et refusant la reconnaissance du gouvernement provisoire d’Ahmed Tomeh, a semblé préfigurer la constitution d’une alliance susceptible de faire contrepoids à l’Etat islamique. Le Front de Soutien, qui faisait partie des signataires, a affirmé quelques jours plus tard que tel n’était pas le cas.
Mais il est indéniable que l’Etat islamique se fait chaque jour davantage d’ennemis en Syrie, y compris au sein de la mouvance islamiste. En cherchant à conforter avant tout son assise et sa domination sur les territoires « libérés » et en ne combattant le régime que de manière limitée, alors que les moyens dont il dispose sont considérables, il a provoqué contre lui un ressentiment des rebelles syriens et un rejet grandissant des populations. Les habitants de Raqqa observent que, au moment où l’Etat islamique s’adonnait à la profanation des églises et détruisait une statue du calife Haroun al-Rashid, le régime poursuivait tranquillement son travail de destruction dans la province de Raqqa, bombardant la ville de Tabqa, détruisant un institut d’études commerciales, et menant un raid dans les environs du barrage de l’Euphrate, au risque de provoquer une catastrophe en aval dans la vallée et de priver d’électricité une partie de la Syrie.
En suivant ce qui est sa pente naturelle en quelque sorte, l’Etat islamique conforte en tout cas ses opposants. Certains n’hésitent plus à le présenter comme l’idiot-utile du régime, d’autres comme son allié objectif. Se souvenant du soutien apporté par les responsables syriens à l’apparition et au développement du phénomène djihadiste en Irak, certains suspectent dans son arrivée en Syrie une nouvelle manipulation des moukhabarat. Ils relèvent que l’Etat islamique joue sur le même registre victimaire que Bachar al-Assad, se présentant systématiquement comme l’objet d’un complot. Ils notent par ailleurs qu’en ciblant les minorités religieuses et ethniques syriennes, il rend au régime un signalé service. Jusqu’ici, pour démontrer que la révolution était sectaire, l’armée devait bombarder des lieux de culte (ici l’église de Ste Hélène et de St Constantin à Yabroud) dont la destruction était ensuite imputée aux « terroristes ». L’Etat islamique se charge désormais de cette sale besogne.
http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/10/04/raqqa-en-syrie-du-nord-domination-islamiste-resistance-civile-et-surenchere-confessionnelle/