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Dans un entretien au « Monde », le théologien Jean-Miguel Garrigues analyse la scission progressive entre le mouvement lancé par les disciples de Jésus et le judaïsme. Il passe au crible une théorie qui a nourri l’hostilité des chrétiens à l’égard des juifs au moins jusqu’au XXᵉ siècle : la « doctrine de la substitution », selon laquelle Dieu a envoyé le Messie à Israël, qui ne l’a pas reconnu.
En 2000, au nom de l’Eglise catholique, Jean Paul II déposa entre les pierres du mur des Lamentations, à Jérusalem, un acte de repentance, demandant pardon pour des siècles d’antijudaïsme chrétien. Prêtre et théologien dominicain, Jean-Miguel Garrigues avait contribué à la préparation de ce texte. Dans son ouvrage L’Impossible substitution. Juifs et chrétiens (Ier-IIIe siècles) (Les Belles Lettres, 2023), il s’intéresse à la scission progressive entre l’Eglise primitive et le judaïsme, et se penche en particulier sur la « doctrine de la substitution ».
Jésus est juif et « n’a pas fondé une nouvelle religion », rappelez-vous dans votre ouvrage. Comment son enseignement est-il alors reçu par ses coreligionnaires ?
Jésus de Nazareth se situe pleinement au sein du judaïsme, mais sa parole tranche avec le judaïsme de son temps. Jésus, en effet, réactive le prophétisme, c’est-à-dire qu’il parle au nom de Dieu et atteste de cela en réalisant des « signes ». Or, les derniers prophètes reconnus du judaïsme – Aggée, Zacharie, Malachie – avaient vécu presque cinq cents ans avant lui.
Au Ier siècle, le prophétisme de Jésus apparaît en rupture avec le judaïsme établi. Cela a surpris et a emporté l’adhésion d’une partie des juifs de son époque, mais a aussi suscité l’hostilité chez d’autres. Au départ, Jésus et ses disciples constituent donc un nouveau courant au sein d’un judaïsme qui est alors pluriel et en comprend plusieurs autres. Ce courant, qui conduira plus tard à l’apparition du christianisme, est alors désigné comme « nazaréen », puisque le terme de « chrétien » n’existe pas encore.
Quels sont les autres courants du judaïsme du Ier siècle ? Et quelles relations entretiennent-ils avec les « nazaréens » ?
Il y a d’abord le groupe des sadducéens, qui réunit les prêtres du Temple de Jérusalem. Il s’agit d’une élite sociale détestée par la population en raison de sa richesse, de sa corruption et de sa collusion avec les autorités romaines. Ce sont eux qui livrent Jésus aux Romains. Les esséniens, quant à eux, se sont retirés dans le désert, sans doute à Qumran, où ils vivent dans une forme d’isolement monastique. Les zélotes, pour leur part, entendent avant tout libérer la terre d’Israël de l’occupation étrangère par la lutte armée.
Le dernier courant, celui des pharisiens, est le plus important, car il va jouer un rôle décisif à la fois dans l’évolution de la religion juive et dans sa relation avec le christianisme naissant. Les pharisiens considèrent que l’essentiel de la vie religieuse tient dans la méditation et l’observance scrupuleuse de la Loi. Ils ont indéniablement échangé avec Jésus et ses disciples : les Evangiles évoquent le repas de Jésus chez le pharisien Simon (Lc 7, 36-49) ou bien son entrevue avec Nicodème, pharisien lui aussi (Jn 3, 1-21).
Reste que pharisiens et nazaréens s’opposent radicalement sur la distinction du juste et de l’injuste. Jésus, en effet, considère que l’on peut dans certains cas s’écarter d’un strict respect de prescriptions de la Loi, comme le repos du sabbat (Mc 2, 23-28).
Plus encore, il se rend chez des hommes de mauvaise vie – Zachée le collecteur d’impôt, par exemple (Lc 19, 1-10) – et accepte de nouer des contacts avec des païens, comme le centurion dont il guérit le serviteur (Lc 7, 1-10), la Samaritaine à qui il révèle qu’il est le Messie (Jn 4, 4-29) ou bien la Cananéenne dont il loue la foi (Mt 15, 21-28).
Pour les pharisiens, c’est très problématique, car cela brouille, voire efface, les frontières établies par la Loi à la fois entre le pur et l’impur, et entre les juifs et les « gentils », les non-juifs. Plus tard, saint Paul imposera l’idée que les païens qui adhèrent au message de Jésus n’ont pas à se circoncire, ce qui signifie qu’ils n’ont pas à devenir juifs. Ainsi, alors que les pharisiens évitent de frayer avec les non-juifs, l’ouverture des nazaréens aux « gentils » va croissant. C’est de cette divergence qu’est née la séparation entre judaïsme et christianisme.
Comment cette séparation entre les deux religions s’opère-t-elle ?
Ce sont les deux révoltes juives de 66-73 et 132-135 qui entraînent une division progressive et de plus en plus nette entre l’Eglise et le judaïsme, jusqu’à la scission. Ces deux guerres, déclenchées par des zélotes pour chasser les Romains de la terre d’Israël, s’achèvent par des défaites juives. Elles ont de lourdes conséquences à la fois sur le judaïsme, sur le christianisme et sur les relations entre les deux religions.
Elles débouchent premièrement sur une nette évolution du judaïsme. En effet, les courants sadducéen et zélote disparaissent, le premier car le Temple de Jérusalem est détruit en 70, le second car la lutte armée contre Rome échoue.
Tout cela renforce mécaniquement l’influence du courant pharisien sur le judaïsme. Sous ses auspices, la religion juive se réorganise fortement. Elle ne se centre plus sur le culte divin célébré par les prêtres dans le Temple, mais sur l’interprétation de la Loi menée par les rabbins dans les synagogues. C’est en fait le judaïsme que nous connaissons jusqu’à aujourd’hui qui naît alors.
Or, ce judaïsme d’inspiration pharisienne regarde les nazaréens comme des déviants et les exclut des synagogues. En outre, à l’issue de la deuxième insurrection, celle de Bar-Kokhba [132-135], Rome décide d’expulser les juifs de la terre d’Israël. Parmi eux se trouvent des juifs qui respectent la Loi mosaïque, tout en proclamant la messianité de Jésus de Nazareth. Ces « judéo-chrétiens », qui jusque-là faisaient encore le lien entre le judaïsme et le christianisme naissant, sont alors rejetés vers la Transjordanie, où ils deviennent un groupe marginal.
L’Eglise en formation voit ainsi son lien avec Jérusalem et avec le judaïsme s’estomper. Elle est désormais constituée essentiellement de gentils, et sa tête se fixe à Rome. Au milieu du IIe siècle, on peut donc considérer que le christianisme s’est séparé du judaïsme.
Et, du côté des premiers chrétiens eux-mêmes, y avait-il une volonté de se couper radicalement de l’origine juive du christianisme ?
Ce fut la tentation du marcionisme. Cette mouvance est apparue vers 140 dans le sillage d’un certain Marcion, qui considérait que le Dieu de la Loi révélé dans la Bible hébraïque était absolument différent du Dieu de miséricorde de l’Evangile. Il estimait donc que l’Eglise devait rejeter l’Ancien Testament. Marcion fut excommunié à Rome, et le marcionisme condamné comme hérésie.
Toutefois, cette opinion a connu de malheureux retours dans l’histoire du christianisme – pensons aux militants Deutschen Christen, ces chrétiens qui pactisèrent avec le nazisme, cherchant à « déjudaïser » le christianisme et le Christ lui-même. Il me semble aussi qu’il n’est pas rare d’entendre des chrétiens faire du marcionisme sans le savoir, notamment quand ils opposent radicalement un prétendu Dieu vengeur de l’Ancien Testament à un Dieu qui ne serait qu’Amour dans le Nouveau.
Au-delà du marcionisme, comment le christianisme primitif pense-t-il son rapport au judaïsme dont il est issu ?
Dans l’Eglise primitive, après la marginalisation du judéo-christianisme, se structure un rapport d’hostilité au judaïsme, fondé sur l’idée que les juifs se sont dressés contre Jésus et les apôtres. De cette opposition est née, vers les IIe-IIIe siècles, la « doctrine de la substitution ». Selon cette théorie, Dieu a envoyé le Messie à Israël, mais celui-ci ne l’a pas reconnu, l’a rejeté et l’a mis à mort.
Déicide, Israël est donc désormais rejeté par Dieu. Selon les partisans de cette théorie, la destruction du Temple puis la dispersion du peuple confirment cette condamnation divine. Dieu avait donné la « Terre de la Promesse » à Israël, mais Il la lui a retirée. A l’ancien peuple élu – Israël – s’en est donc substitué un nouveau : l’Eglise. Cette « doctrine de la substitution » conduit finalement à regarder les juifs comme le peuple qui a apporté les Ecritures, mais sans les comprendre.
Plusieurs passages de la Bible sont convoqués pour justifier théologiquement cette doctrine. C’est le cas, par exemple, de l’évocation des deux fils d’Isaac que sont Esaü et Jacob (Gn 25-27). Esaü est l’aîné, mais c’est pourtant Jacob qui reçoit l’héritage et la bénédiction de son père. L’Eglise interprète le passage en considérant qu’Esaü représente Israël, tandis que Jacob représente l’Eglise. Le peuple aîné, Israël, a donc été privé de la bénédiction de Dieu, qui est passée au peuple cadet, l’Eglise.
Cette « doctrine de la substitution » peut-elle être regardée comme un fondement de l’antijudaïsme chrétien ?
Oui, puisqu’elle a été au cœur de « l’enseignement du mépris » [expression popularisée par l’historien français Jules Isaac (1877-1963), auteur, en 1962, de l’ouvrage L’Enseignement du mépris. Vérité historique et mythes théologiques], qui a généré des siècles de souffrances pour les juifs dans le monde chrétien. Et cela a perduré très longtemps.
Il faut se souvenir de ce qu’était la liturgie catholique du Vendredi saint jusqu’au milieu du XXe siècle. On a peine à l’imaginer, mais les catholiques priaient pro perfidis Judaeis, « pour les juifs incrédules, afin que Dieu enlève le voile qui couvre leur cœur et qu’eux aussi reconnaissent Jésus, le Christ, Notre Seigneur »…
La « doctrine de la substitution » a-t-elle encore cours dans l’Eglise d’aujourd’hui ?
Non, fort heureusement. Au cours des dernières décennies, l’Eglise catholique, comme d’autres confessions chrétiennes, a profondément réexaminé sa relation au judaïsme. Après la Shoah, qui a suscité parmi les chrétiens des appels au repentir, le concile Vatican II [1962-1965] a profondément renouvelé l’enseignement de l’Eglise sur le judaïsme. La déclaration Nostra aetate [1965] a en effet condamné sans ambiguïté l’antijudaïsme chrétien traditionnel.
La liturgie du Vendredi saint a alors été profondément remaniée puisque les catholiques prient désormais « pour les juifs à qui Dieu a parlé en premier ». Jean Paul II [1920-2005] – secondé en cela par le cardinal Lustiger [1926-2007], un juif devenu catholique – est ensuite allé plus loin. A Rome, puis à Jérusalem, il a fait acte de repentance pour l’antijudaïsme des chrétiens au cours des siècles. Il a également reconnu une forme de primogéniture généalogique du judaïsme par rapport au christianisme. Les juifs, a-t-il dit, sont « nos frères aînés dans la foi ».
L’Eglise considère désormais que la Nouvelle Alliance que Dieu a conclue avec elle n’est pas venue se substituer, mais s’ajouter à l’Ancienne Alliance jadis nouée avec Israël, laquelle n’est nullement devenue caduque. Cette évolution théologique permet aujourd’hui des échanges et des rapprochements fraternels entre savants et responsables des deux religions, totalement inimaginables il y a seulement quelques décennies. Je suis donc assez optimiste : juifs et chrétiens, dans le respect de leurs différences, sont en train de redécouvrir la relation familiale qui les lie.
« L’Impossible substitution. Juifs et chrétiens (Ier-IIIe siècles) », Jean-Miguel Garrigues, Les Belles Lettres, 2023.
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