La nomination d’un Tatar de Crimée au ministère de la défense illustre le rôle éminent que joue cette minorité musulmane dans la mobilisation patriotique de l’Ukraine.
Le 6 septembre, le Parlement ukrainien a approuvé, par 338 voix contre 21, la nomination de Rustem Umerov comme ministre de la défense. Le fait qu’il soit le seul musulman à un tel poste sur le continent européen, désigné de surcroît par un président d’origine juive, illustre une fois encore le caractère profondément moderne du nationalisme ukrainien, qui transcende les appartenances communautaires.
La promotion d’un Tatar à de telles responsabilités éclaire également le rôle majeur que joue cette minorité dans la résistance de l’Ukraine à l’agression russe et dans sa mobilisation pour la libération de tous les territoires occupés, y compris la Crimée, annexée par le Kremlin en 2014. Comme le répète volontiers Volodymyr Zelensky, « tout a commencé en Crimée et tout finira en Crimée ».
Une très longue histoire
Catherine II conquiert, en 1774, la Crimée, dont le khan, soit le souverain, régnait sur la population tatare depuis la cité montagnarde de Bakhtchyssaraï. Les Tatars de Crimée jouissent, au sein de l’empire ottoman, d’une forme d’autonomie que la Russie, malgré ses engagements, abolit, en absorbant le khanat dès 1783 sous le nom de province de Tauride. Saint-Pétersbourg a beau encourager la colonisation russe, la population de Crimée reste encore aux quatre cinquièmes tatare en 1850.
Il faut la guerre de Crimée de 1853-1856, durant laquelle la France et la Grande-Bretagne s’engagent aux côtés des Ottomans, pour que la Russie, vaincue, se venge contre les Tatars, jugés – déjà – complices des Occidentaux. Le volontarisme colonisateur fait chuter à un tiers, en 1897, la proportion de Tatars dans la population de Crimée. L’effondrement de l’empire russe entraîne, en 1917, la proclamation d’une République populaire de Crimée par le qurultay (le parlement tatar), avec pour capitale Bakhtchyssaraï.
La Crimée comme l’Ukraine finissent par céder face à Lénine et à l’expansionnisme bolchevique. Mais c’est Staline qui porte le coup le plus terrible aux Tatars de Crimée en les accusant de collaboration avec les nazis et en décrétant, en 1944, leur déportation collective vers l’Asie centrale. La tragédie de ce sürgünlik (« exil »), dans lequel un quart à la moitié de la population tatare trouve la mort, hante jusqu’à aujourd’hui les survivants et leurs descendants. Et c’est dans une Crimée désormais rattachée à l’Ukraine soviétique que Gorbatchev autorise, à partir de 1989, le retour d’au moins deux cent cinquante mille Tatars exilés.
Non seulement les Tatars reconstituent leur Parlement sous la présidence de Moustafa Djemilev, mais ils pèsent, en 1991, dans le vote à 54 % de la Crimée en faveur de l’adhésion à l’Ukraine indépendante. Après l’invasion russe de 2014, les Tatars de Crimée se distinguent en boycottant massivement le référendum organisé par l’occupant pour justifier son annexion. Cet engagement patriotique vaut depuis lors aux Tatars de payer un lourd tribut à la répression russe.
Un ministre de choc
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, élu en avril 2019, n’a pas tardé à mobiliser des personnalités tatares dans sa diplomatie de résistance aux faits accomplis par le Kremlin. Dès juin 2020, Emine Dzheppar est devenue numéro deux des affaires étrangères, multipliant les déplacements à l’étranger pour plaider, entre autres, la cause de la Crimée ukrainienne. En août 2021, la « plate-forme Crimée », lancée à l’initiative du chef de l’Etat, tient son premier forum international.
En avril 2022, deux mois après le début de l’invasion russe, Zelensky mandate Tamila Tasheva comme sa représentante personnelle pour la Crimée, avec mission d’élaborer, à partir de la plate-forme, les projets de reconstruction de la péninsule après sa libération. En mai dernier, le président ukrainien est l’invité d’honneur du sommet arabe de Djedda, dont il appelle les participants à « entendre les musulmans d’Ukraine ».
Zelensky est accompagné en Arabie saoudite de Djemilev, ainsi que du député Umerov, dont la carrure impressionnante est remarquée par les délégations arabes. Umerov est, tout comme Dzheppar et Tasheva, représentatif de cette nouvelle génération de militants tatars aussi à l’aise en anglais que dans les rencontres internationales. Il a d’ailleurs participé, à l’été 2022, à des négociations très sensibles avec la Russie, d’abord sur l’exportation de céréales ukrainiennes, puis sur de complexes échanges de prisonniers.
Mais c’est sa réputation d’incorruptible, après un an à la tête du Fonds des propriétés de l’Etat, chargé des privatisations, qui a été son meilleur atout pour décrocher le ministère de la défense, grevé par les scandales successifs. Une telle nomination, en pleine contre-offensive ukrainienne, vaut aussi engagement à poursuivre le conflit jusqu’à la libération de tous les territoires encore occupés par la Russie. En écho du « l’an prochain à Jérusalem » des juifs de la diaspora, les Tatars exilés se promettent désormais de se retrouver « l’an prochain à Bakhtchyssaraï ».
*Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences Po