ENQUÊTE KIEV- envoyée spéciale
Cela se passait toujours dans la cuisine devant un thé, tel un tableau surgi du temps soviétique, où une parole pouvait coûter des années de goulag, et la mort. Pourtant, on était dans les années 2000, l’Ukraine était déjà indépendante depuis 1991, mais la grand-mère avait gardé cette manière craintive de baisser la voix pour évoquer certains sujets avec sa petite-fille, Viktoria. L’un d’eux revenait sans cesse : une nuit, des gens étaient venus chez elle quand elle était enfant. Ils avaient pris son père. Personne ne l’avait revu.
Viktoria Taranenko voudrait en savoir davantage, mais la grand-mère ne connaît rien d’autre, sauf la date de disparition de son père : 1938, la période de la Grande Terreur stalinienne. Elle interroge ses parents. Eux aussi devinent des secrets. Mais lesquels ? Il ne faut pas chercher, ça fait partie des mystérieuses consignes à la maison auxquelles personne ne donne jamais d’explication. Il ne faut pas non plus raconter ce que l’on mange, les biens que l’on possède, ce que l’on dit. Au décès de sa grand-mère, la petite-fille souhaite garder une photo d’elle. Mais quand elle l’ôte du cadre, une autre image apparaît, cachée derrière la première : un homme, la lèvre ourlée, la casquette coquettement glissée sur l’œil. L’arrière-grand-père disparu.
Aujourd’hui, Viktoria Taranenko a 25 ans. Enseignante en art digital et peinture, elle a gardé un visage d’enfant sous d’épais cheveux blonds. Sur Internet, elle a découvert le site des Archives nationales d’Ukraine guidant les familles à la recherche de leurs proches réprimés au temps de l’Union soviétique. La jeune femme en est sûre : elle va enfin découvrir ce qu’aucun de ses proches n’a jamais su. « Qui était cet arrière-grand-père ? Qui sommes-nous ? Quelle est notre place dans l’histoire ? »
En Ukraine, cette quête d’identité familiale perce depuis quelques années déjà, mais l’invasion russe a servi de catalyseur : elle est devenue un enjeu prioritaire, un long voyage existentiel. « Longtemps, nous avons été privés de notre histoire : la guerre nous conduit à un retour sur nous-mêmes. Chacun veut comprendre ce qu’il s’est passé dans sa famille et pourquoi les choses se répètent aujourd’hui », explique Anton Drobovytch, 36 ans, directeur de l’Institut ukrainien de la mémoire nationale, organisme d’Etat créé en 2006.
Jusqu’à sa génération, la recherche d’ancêtres disparus restait un tabou, une inertie de la peur. La répression fut, en effet, particulièrement sanglante en Ukraine, surtout dans les années 1930 : des millions de morts d’abord avec l’Holodomor, du nom de cette famine organisée par Staline pour punir les campagnes ukrainiennes. Puis vint la Grande Terreur, exécutions et déportations des « éléments peu fiables » par centaines de milliers, nationalistes, nobles, prêtres, polonais, juifs, élites, riches, saboteurs ou prétendus tels. L’arrestation d’un seul parent engendrait, dans son sillage, des familles entières chassées de leurs maisons, plus de travail, plus d’études, plus de soins.
Le silence devient une condition de survie : les enfants étaient incités à dénoncer ce qu’il se passait chez eux, à l’image du petit Sibérien Pavlik Morozov, 14 ans, érigé en icône du communisme pour avoir livré son père à la police, selon la propagande. « L’empire soviétique tuait deux fois, physiquement et dans les mémoires. Mais il a aussi brouillé les relations intimes », reprend le directeur Anton Drobovytch. Depuis un an, il porte le treillis et donne ses rendez-vous dans une station-service perdue, près des positions de son unité. Dix des soixante-dix employés de son institut ont également pris les armes. « Si tu es un historien aujourd’hui en Ukraine, fidèle à la science, ça te semble évident de t’engager », dit-il.
Lois de « désoviétisation »
Au début de l’indépendance, ce passé disparu intéresse peu la population : l’important alors, c’est de manger. L’effondrement de l’URSS a entraîné celui de l’économie et laissé le jeune pays déchiré entre prorusses et pro-ukrainiens, un clivage qui va longtemps fracturer la vie politique. L’ensemble des archives continuent de fonctionner à l’heure soviétique, couvertes, pour l’essentiel, par le secret d’Etat. L’idée même de se mettre en quête de ses proches reste suspecte. Une vieille dame se souvient avoir tenté de connaître sa généalogie au début des années 2000. Réponse :« Tes ancêtres ? Tu veux savoir ? Des salauds, des fascistes, des ennemis du peuple. »
Après quelques ouvertures autour de 2005, la situation bascule avec la révolution de Maïdan fin 2013 contre la mainmise de Moscou sur l’Ukraine, puis la guerre dans le Donbass l’année suivante. A Kiev, le parlement adopte une série de lois sur la « désoviétisation », dont l’accès aux « archives des organes répressifs entre 1917 et 1991 ». Cela nécessite l’accord du directeur du Service de sécurité d’Ukraine (SBU), un jeune communiste à l’époque. Il tergiverse. Dévoiler le nom des anciens agents déclenchera, selon lui, une guerre civile. Igor Koulik, alors patron des archives au SBU, en rit encore. « J’ai répondu [au directeur] : “je vais mettre ton refus sur Facebook, c’est là qu’il y aura une guerre civile !” »
Et les archives s’ouvrent, en libre accès, sans aucune restriction, la loi la plus libérale d’Europe. La masse de documents donne le vertige. A la différence de la Géorgie et des pays baltes, rien, ou presque, n’a été évacué ou détruit à la chute du Mur. Moscou estimait n’avoir rien à craindre, persuadé que jamais l’Ukraine ne sortirait de son contrôle, même après l’indépendance. « Au début, la peur du KGB avait déteint sur le SBU : les gens évitaient de nous contacter », raconte ainsi Andrii Kohout, actuel directeur des archives de l’agence de sécurité. Une même question revenait : « Si je m’adresse à vous, est-ce que je peux être poursuivi ? »
Les histoires d’ancêtres se ressemblent, mais chacune suit son propre chemin. Yulia McGuffie est un grand nom de la presse en Ukraine, rédactrice en chef de New Voices (« nouvelles voix »), site d’information réputé. Elle aussi pourrait parler de sa grand-mère Agnessa, un prénom qu’elle s’ingéniait à cacher, pas assez soviétique. Elle aussi a connu les conversations de cuisine, traversées par l’ombre d’un aïeul. Elle était adolescente lorsque son père lui a prêté L’Archipel du Goulag, le livre du dissident Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), encore illégal. C’était la fin des années 1980, le temps de la perestroïka. On allait pouvoir parler pour de vrai, elle en était sûre. Son envie de devenir journaliste était née là.
Trente ans plus tard, en 2018, Yulia McGuffie fait d’abord la moue quand la rédaction de New Voices propose un dossier sur les ancêtres réprimés, fondé sur les familles des journalistes eux-mêmes. Elle se méfie de la bureaucratie, par réflexe. Et à quoi bon, au fond, exhumer son grand-père ? Une collègue plus jeune la pousse à demander le dossier. Il arrive en quinze jours. Le grand-père était évêque orthodoxe. Tout au long de son interrogatoire par des agents soviétiques, il livre la même réponse, mécanique, celle d’un homme à bout : « Je-fais-partie-d’une-
« J’ai honte de ne pas l’avoir cherché avant », dit la rédactrice en chef. Elle n’aurait jamais imaginé qu’un jour, elle aussi, vivrait dans un pays en guerre : « Poutine nie l’existence de l’Ukraine en tant que pays, on continue de lutter contre la machine totalitaire. » Sur New Voices, les entretiens avec des historiens sont de plus en plus fréquents. « Le passé est devenu l’actualité », dit-elle.
Rechercher les dénonciateurs passe au second plan aujourd’hui. L’enjeu s’est érodé : l’ouverture des archives s’est faite trop tard, beaucoup sont morts. Surtout, la guerre fixe pour priorité de « consolider l’unité du pays », explique Viktor Iouchtchenko, président de la République de 2005 à 2009 et initiateur d’une politique mémorielle. Brusquement, l’émotion le submerge. Il revoit cet agent du SBU qui, pour lui faire plaisir, était venu en personne lui apporter le dossier de son père, un instituteur. Il était resté sidéré.
Comme beaucoup de ses compatriotes, l’ex-chef d’Etat ignorait que son père avait été fiché, pour nationalisme en l’occurrence, ce qu’il cachait même à sa femme. Autre découverte : l’espion chargé de sa surveillance était un de ses meilleurs amis. Un instant, Viktor Iouchtchenko reste songeur. Il veut croire que l’ami minimisait l’engagement de son père dans ses dénonciations : « C’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie. » Tout sauf la division, martèle-t-il : « Nous devons retrouver une mémoire commune, ce sera ça aussi la victoire. »
Aux Archives nationales, 60 % des demandes viennent désormais de particuliers, affamés de leur propre histoire. « Les Ukrainiens recherchent leur légende familiale, des figures héroïques », explique Anatolii Khromov, qui dirige l’institution – un ministre des archives en quelque sorte. Une manière de transformer la douleur en gloire. M. Khromov a lancé une base de données publique baptisée « martyrologe ukrainien » qui recense les victimes des répressions de 1920 à 1950. Quelque 102 000 dossiers sont déjà enregistrés, il devrait y en avoir, selon lui, au moins 400 000 sans compter l’Holodomor. De son côté, Anton Drobovytch, de l’Institut de la mémoire nationale, s’inquiète d’un peuple qui ne se verrait qu’en pure victime : « Nous devons éviter un traumatisme de plus. »
« Pas le choix »
Viktoria Taranenko a reçu le dossier de son arrière-grand-père par la poste. Elle pleure en ouvrant l’enveloppe. Terentii Trouskalo, fermier de 35 ans, a été arrêté avec cinquante-deux hommes dans un village de la région de Dnipro, au centre du pays. Accusés « d’agitation acharnée »dans le kolkhoze, ils étaient « prêts à prendre les armes pour attaquer les activistes communistes », affirme le dossier. Leur but était « l’arrachement de l’Ukraine de l’Union soviétique ». Aucune preuve n’est avancée. Le 25 avril 1938, « les corps ont été rendus à la terre ».
Leur tombe n’existe plus : une autoroute a été construite sur la fosse commune par le pouvoir soviétique. « Découvrir leur destin, c’est l’affaire de notre génération, qui n’a pas connu la peur comme celle de nos parents, lance Viktoria Taranenko. L’histoire nous montre ce qu’il se passera si nous perdons cette guerre : la répression massive. Nous n’avons pas le choix. » La jeune femme s’était toujours demandé pourquoi sa famille n’avait pas fui le pays. Elle a compris. Elle aussi est restée après le 24 février 2022.