L’ex-président yéménite Ali Abdallah Saleh a été tué lundi par ses anciens alliés houthis. Un nouvel acte qui inquiète Khattar Abou-Diab, géopoliticien spécialiste du monde arabe.
INTERVIEW
Qu’il est loin le temps de « l’Arabie heureuse ». Le surnom donné jadis au Yémenparaît aujourd’hui bien dérisoire au regard de la guerre qui met le pays du sud de la péninsule à feu et à sang depuis plus de deux ans. Lundi, un nouveau cap a été franchi dans la violence : l’ex-président Ali Abdallah Saleh a été tué au sud de la capitale, Sanaa, où ses partisans affrontent depuis cinq jours les miliciens chiites houthis, leurs anciens alliés.
Alors que les Yéménites sont confrontés à la « pire crise humanitaire au monde » selon l’ONU (voir encadré), la communauté internationale dispose de peu de leviers pour résoudre ce conflit complexe et protéiforme, selon Khattar Abou-Diab, expert en géopolitique enseignant à l’université de Paris-Sud, et spécialiste du monde arabe.
- En quelques mots, comment en est-on arrivé là ?
« Le Yémen est un pays connu pour son instabilité. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un président yéménite est assassiné. Sauf que cette fois, cet assassinat résulte d’une grande crise chronique, qui s’est ouverte en 2011. Dans la foulée du Printemps arabe, le président Saleh avait été contraint de céder le pouvoir, après 33 ans à la tête du pays.
En 2014, cette crise s’est encore intensifiée. Ali Abdallah Saleh s’est allié avec les Houthis, des rebelles issus de la minorité zaïdite (une branche du chiisme, ndlr). Cela a permis à la milice de s’emparer de la capitale Sanaa en quelques mois seulement.
Mais la guerre s’est véritablement déclenchée en mars 2015. Neuf pays dirigés par l’Arabie saoudite ont lancé à ce moment-là l’opération aérienne « Tempête décisive »(puis « Restaurer l’espoir »), afin de contrer l’avancée des rebelles.
© Kun TIAN, Gillian HANDYSIDE / AFP
Ces derniers mois, la situation s’est encore compliquée. Début novembre, les Houthis ont tiré un missile balistique au-dessus de l’aéroport de Ryad. Conséquence : l’Arabie saoudite a renforcé son blocus sur le pays.
Puis un nouveau tournant est intervenu ces derniers jours. Saleh s’est dit prêt à ‘tourner la page’ avec l’Arabie saoudite, rompant l’alliance avec les Houthis et provoquant ainsi de violents affrontements entre les deux camps, faisant au moins 100 morts depuis mercredi dernier.
Lundi, Saleh et son convoi ont donc été attaqués alors qu’il était visiblement en train de quitter Sanaa. L’ex-président a été sorti de sa voiture et abattu, un peu comme Mouammar Kadhafi en 2011. Sauf que là, c’est un règlement de comptes à l’intérieur d’une alliance qui semblait de toute façon contre-nature. Les Houthis vengent aussi l’assassinat de leur fondateur Hussein Badreddine al-Houthi en 2004 par le gouvernement. »
- Qui sont les Houthis et quel est leur poids dans la société yéménite ?
« La population yéménite est divisée. Les sunnites sont surtout présents dans le Sud, tandis que les zaïdites, courant duquel sont issus les Houthis, dominent les plateaux du Nord. À la base, ils ne sont ni sunnites ni chiites, mais ils se sont rapprochés du chiisme iranien à travers le temps. Ils essayent de faire une révolution au sein de l’islam yéménite et de prendre le pouvoir. Ils tentent ainsi de convertir à leur cause des chefs de tribus, par des moyens militaires et financiers.
Les Houthis représentent une minorité au Yémen, moins de 10% de la population, mais sont soutenus par l’Iran, dont ils se font le relais. Ce n’est pas un groupe yéménite indépendant. Leur doctrine, c’est ‘Mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs’.
Ali Abdallah Saleh les a combattus à six reprises avant 2010, lorsqu’il était président. Mais il a aussi donné lui-même beaucoup de poids à cette milice. À tel point qu’on est dans une situation où, comme le Hezbollah au Liban – également soutenu par l’Iran – une milice devient plus importante que l’État. »
- Maintenant qu’Ali Abdallah Saleh est mort, quelles suites peut-on envisager dans ce conflit ?
« La coalition sous commandement saoudien va continuer à soutenir les militaires loyalistes et le président Abd Rabbo Mansour Hadi. (Ryad a exhorté lundi les civils à se tenir à « plus de 500 mètres » des zones contrôlées par les Houthis, laissant supposer une intensification des frappes aériennes, ndlr). Elle a désormais un nouvel alibi pour maintenir son blocus, malgré les appels de plusieurs agences onusiennes à le lever ‘d’urgence’.
De toute façon, pour l’Arabie saoudite, la situation ne change peu ou prou. Elle n’avait pas confiance en Saleh. Elle a cependant toujours des liens avec son fils, Ahmed Ali, qui réside aux Émirats arabes unis. Hadi, lui, va sûrement tenter d’embaucher des anciens proches de Saleh. Cela peut changer le rapport de forces, mais pas d’une façon nette. Tout dépend des réactions des tribus yéménites, qui vont s’émanciper ou non de la pression des Houthis.
Mais cette guerre s’annonce sans fin. La communauté internationale est impuissante. Elle ne dispose pas de forces suffisantes pour l’arrêter. Surtout que personne ne veut faire pression sur l’Iran, qui mène la danse. Cela n’en fait pas les seuls responsables, mais sans pression sur l’Iran, cette politique ne peut pas être efficace.
Entre 1991 et 2010, il y a déjà eu six guerres au Yémen. Ce qui est sûr, c’est que ce nouveau retournement ne va pas faciliter la vie des gens. »