Mi-décembre à Téhéran. Les 45 tours d’artistes iraniens des années 60 y restent cachés, trop sulfureux pour les autorités, qui en interdisent la possession et la vente. Photo Mahka Eslami pour Libération
Le trafic chaotique de Téhéran place la capitale de la République islamique iranienne dans le peloton de tête des villes les plus encombrées au monde, si bien que les avions décollent et atterrissent surtout la nuit, pour éviter aux voyageurs de parcourir des kilomètres de bouchons. Après deux semaines en Iran, le vol retour pour Paris ne déroge pas à la règle et décolle à 3 h 40 du matin. Profitant du trafic pour une fois fluide, le taxi s’éloigne de Téhéran à toute vitesse, fenêtres ouvertes. Le lecteur CD et MP3 crache les tubes planétaires du moment, d’Adele à Rihanna, une musique pourtant interdite dans le pays. Mais «en rusant sur Internet, avec un VPN [un logiciel qui permet de relocaliser son adresse IP à l’étranger, ndlr]on parvient à contourner la censure et à se procurer ces morceaux», confie le chauffeur avant d’arriver à l’aéroport plongé dans la nuit.
Le vol pour Paris est confirmé. Les douaniers séparent les voyageurs pour les contrôles : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Les portraits officiels des Guides suprêmes de la révolution islamique, les ayatollahs Khomeiny et Khamenei, surplombent la scène, comme un peu partout en Iran. La file d’attente n’est pas très longue, pourtant elle paraît interminable : le collectionneur de disques repart du pays fébrile, puisque son sac contient des souvenirs interdits. Après une fouille au corps, les douaniers interceptent sa valise et lui demandent de les suivre. Derrière un drap blanc, ils lui ordonnent de vider son sac. Pas d’issue. Il faut assumer. Que contient le bagage ? Une cinquantaine de 45 tours et une vingtaine de CD. De la musique, voilà l’objet du délit. Les vinyles incriminés sont ceux de Gougoush, Ramesh, Zia, Shahram Shabpareh ou encore Mohammad Nouri et les trouver à Téhéran n’a pas été une mince affaire car ils y sont prohibés.
Compilation de morceaux découverts lors de la réalisation de ce reportage.
«Le plaisir et l’extase»
Produits pendant le règne du Shah, entre 1967 et 1978, ils sont les vestiges d’une époque honnie, celle de la modernisation du pays, qui coïncida avec les révolutions des musiques occidentales du moment : le rock, le funk, la soul. La pop music voyageait alors librement jusqu’en Iran, notamment grâce aux radios de l’armée américaine, et se mêlait aux rythmes traditionnels : un mélange unique au monde de cordes – sitar, guitare, basse – de batterie, de cuivres, magnifié par des chants suaves en farsi. On retrouve les accents du lyrisme persan mêlés à des arrangements infusés de psychédélisme et de jazz. Les jeunes de Téhéran allaient danser au palais de la Jeunesse ou à l’hôtel Vanak. Cette ère pas si lointaine est pourtant bel et bien révolue. Depuis la révolution de 1979, le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique contrôle drastiquement toutes les productions culturelles, au nom de «la chasteté publique». C’est lui qui donne les autorisations permettant aux artistes d’enregistrer un disque, de donner un concert ou encore de diffuser leurs chansons – même si les lignes restent mouvantes et ont permis à un artiste pop comme King Raam de jouer live ces dernières années, ou même, en 2013, à une chanteuse d’opéra de se produire en public pour la première fois depuis 1979. Sans grande surprise, la musique occidentale moderne est interdite en Iran. Les productions iraniennes datant d’avant la révolution islamique le sont aussi. Dans une interview donnée en 1979, l’ayatollah Khomeiny déclarait que la musique venant de l’Ouest «émousse l’esprit, parce qu’elle implique le plaisir et l’extase»et que la musique pop est «similaire à la drogue». Quand la journaliste italienne Oriana Fallaci lui demanda : «Même la musique de Bach, de Beethoven ?» Khomeiny coupa court à la conversation : «Je ne connais pas ces noms.»
Mais que racontent ces chansons pour être aussi subversives aux yeux des religieux ? Le plus souvent, elles clament… l’amour. Ou d’autres valeurs véhiculées en abondance dans les disques de pop anglo-saxons de l’époque, jugés désormais traditionnels. Quand Gougoush reprend le fameux Respect d’Aretha Franklin dans un pays où les droits des femmes sont bafoués, ses paroles endossent une tout autre résonance. Les ayatollahs d’aujourd’hui ne sauraient tolérer la moindre nostalgie de la période prérévolutionnaire, eux qui n’acceptent pas que les femmes chantent et avaient, à leur arrivée, ordonné la destruction de l’ensemble des productions musicales de cette époque, quel que soit le sexe de l’interprète. Plus d’une décennie de musique fut ainsi balayée sous le tapis de prière.
Elle n’a pourtant pas été oubliée par tous. Depuis quelques années, grâce à des DJ et des labels spécialisés dans la réédition, tels Finders Keepers, Pharaway Sounds ou Light in the Attic, la musique iranienne d’avant la révolution a fait l’objet d’un travail d’archéologie. Comme si, après avoir épuisé les gisements de soul, funk, rock, et jazz occidentaux, les diggers avaient dû partir à l’aventure – au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est – pour dénicher les précieuses galettes, les dernières à demeurer introuvables sur Internet. Doug Shipton, cofondateur de Finders Keepers qui a réédité les œuvres de Mehrpouya ou Gougoush et publié une merveilleuse compilation de «pop, funk, folk et psyché des années 60 et 70» titrée Pomegranates, est très enthousiaste : «Il n’y a pas si longtemps, ces musiques étaient honteusement consignées sous l’étiquette de world music, un faux genre que nous n’avons jamais cautionné. Ces disques thaïlandais, mongols ou iraniens sont aujourd’hui catalogués en tant que folk ou rock psyché et je pense que c’est le résultat d’une meilleure compréhension entre les différentes cultures.»
«C’est illégal !»
Avis aux diggers enamourés : pour dénicher les trésors à Téhéran, il faut s’armer de patience. Au rayon production locale, les disquaires officiels ne vendent que des adaptations musicales des poèmes de Hafez et de Saadi, des chants de muezzins et de la musique folklorique iranienne, à côté des bacs consacrés à la musique classique et à la pop occidentale faisant l’objet d’une autorisation de diffusion de la part du ministère de la Culture. Ici on ne peut acheter et écouter que les interprétations d’artistes masculins, et surtout rien qui date de l’époque du Shah. «C’est illégal ! Vous ne trouverez pas ça ici», nous explique le vendeur de Beethoven Records, l’un des disquaires historiques de la capitale. Pour dénicher ces raretés prohibées, il faut aller fouiller dans les bazars. Le vide grenier de Jom’eh par exemple, qui s’étend chaque vendredi sur les cinq niveaux de l’austère parking de Parvaneh, à l’heure où les religieux répondent à l’appel de la prière. Au beau milieu des services à thé et des tapis persans traînent quelques piles de vieux vinyles en piteux état, vendus à moins d’un euro pièce (40 000 rials). C’est là qu’on s’échange les bonnes adresses. Par exemple un certain Hasan (1), réparateur de matériel hi-fi vintage dans l’ouest de la ville. Sur une bouillonnante avenue trustée par les boutiques d’électroniques, il faut descendre quelques marches pour trouver le calme d’une petite échoppe aux murs jaunis par la nicotine. Les bibelots poussiéreux y côtoient du matériel audio d’un autre temps. Sous le poster de The Wall des Pink Floyd, Hasan, clope au bec et fer à souder à la main, remet en état de vieilles machines. La cinquantaine, dégarni, ce passionné de musique vend effectivement quelques vinyles.
«J’ai des disques de Bob Dylan, des Beatles, de Miles Davis. Mais les disques iraniens je dois les cacher, parce que je ne suis pas censé les avoir et encore moins les vendre !» raconte-t-il juste avant de sortir une mallette cachée sous son bureau, d’où il exhume de sulfureux 45 tours de musique d’avant la révolution : Gole Yakh de Kourosh Yaghmaei, Matam de Simin Ghanem ou encore Ghorouba Ghashangan de Ramesh. Sur ces pochettes, les postures des artistes rappellent celles des stars yé-yé. Les hommes portent cheveux longs et pantalons pattes d’eph, les chanteuses apparaissent insouciantes, la tête dénudée. Tout excité, Hasan s’empresse de les faire défiler sur sa vieille platine. «Même si elle est interdite, cette musique reste très populaire en Iran, elle commence même à être connue à l’étranger grâce à aux labels de rééditions et aux chaînes du satellite – installées hors d’Iran – qui continuent à la diffuser. La bonne musique est immortelle !» explique-t-il, nostalgique.
chanteuse à demi nue
Quelques heures plus tard, à l’aéroport Imam-Khomeini, la bonne musique risque d’être confisquée. Rien à déclarer, vraiment ? Et les disques de Zia, Aref, Viguen, Betti ? Les douaniers observent attentivement toutes les pochettes des vinyles dénichées pendant ce voyage. Ils s’arrêtent longuement sur la pochette d’un disque de Ramesh, sur laquelle la chanteuse pose à demi nue. Plus de dialogue possible. Le chef des douaniers débarque l’air inquisiteur, une trace noire sur le front. Caractéristique des prieurs assidus de l’islam chiite, c’est la marque laissée par la turbah, la pierre sacrée sur laquelle les prieurs posent leur front lorsqu’ils se prosternent. Contre toute attente, il semble amusé qu’un étranger s’intéresse à la musique d’avant la révolution. Sans un mot, il libère les disques interdits. Direction Paris !
Certains diggers n’ont pas cette chance. Comme nous l’a expliqué Doug Shipton, «un ami iranien s’est fait confisquer ses vinyles de Gougoush à l’aéroport de Téhéran et j’ai moi-même rencontré des problèmes pour transporter des disques iraniens en Israël, où j’ai subi un long interrogatoire». Pour le patron du label Finders Keepers, le jeu en vaut la chandelle. «Ce qui est excitant, ça n’est pas seulement la découverte musicale, ce sont aussi les histoires qui accompagnent les recherches.»
(1) Le prénom a été modifié.