Iran : «Après des années à faire le dos rond, les attentes sont très fortes»

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Paradoxalement, explique le chercheur Thierry Coville, c’est en partie parce que l’économie iranienne se porte mieux que la colère s’exprime aujourd’hui.

 

Thierry Coville est chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l’Iran.

 

Comment analysez-vous la multiplication des manifestations en Iran ?

Beaucoup parlent d’une mauvaise situation économique. Je ne partage qu’en partie cette hypothèse. En réalité nous sommes face à un paradoxe, car la situation économique a tendance à s’améliorer depuis l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013. Avant la levée des sanctions en janvier 2016, l’Iran ne pouvait exporter que 50 % de son pétrole. Or, le pétrole représente la moitié des recettes budgétaires. Autrement dit, l’Iran était privé du quart de ses recettes budgétaires. Depuis l’accord sur le nucléaire, le pays peut exporter son pétrole. Il est passé d’une récession de – 6 % en 2012 à une croissance de 6 % en 2016. En 2017, cette croissance a été de 4 %. Quant à l’inflation, elle est passée de près de 50 % en 2013 à 10 % aujourd’hui. Les Iraniens retrouvent donc du pouvoir d’achat.

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Cette amélioration ne se traduit pas du côté de l’emploi…

C’est vrai, le chômage affecte près de 15 % de la population. Mais chaque année, ce sont quelque 800 000 personnes qui arrivent sur le marché du travail. Et plus de la moitié de ces personnes sont diplômées (master ou doctorat). Pour assurer la promotion de l’emploi des jeunes, il faut que le rythme de croissance soit d’au moins 6 % par an.

Le gouvernement parle de «croissance inclusive»…

Et pour cause : plus de 5 % de la population est étudiante. Faut-il rappeler que l’Iran est en troisième position mondiale du nombre d’ingénieurs diplômés chaque année? Une femme sur deux fait des études. Il est vrai qu’en dépit de leurs diplômes universitaires, elles sont confrontées à une forte discrimination sur le plan professionnel.

A vous entendre, on croirait que la colère s’exprime alors que l’économie se porte mieux…

C’est en partie ce qui se passe, même si ce n’est pas l’unique raison. La grogne sociale et économique s’exprime souvent lorsque l’économie va mieux. Mais il y a autre chose. Je pense que les Iraniens ont fait le dos rond pendant les années de sanctions. Les attentes sont devenues très fortes dès la levée des sanctions, début 2016. Les Iraniens pensaient que tous leurs problèmes allaient être résolus. Huit mois après avoir reconduit Rohani au pouvoir, ils ont le sentiment que rien ne change.

Et que l’austérité budgétaire est là…

Certes, mais rien n’est bouclé. Le budget est encore discuté au Parlement. A l’inverse de son prédécesseur, Ahmadinejad, qui faisait tourner la planche à billets, Rohani tente de réduire le déficit budgétaire. Même s’il est difficile de pointer une seule raison pour expliquer cette colère, il ne faut pas négliger non plus la défiance des Iraniens envers leurs institutions. Ils ont le sentiment qu’elles sont gangrenées par la corruption. Alors, quand on leur dit qu’on va augmenter le prix de l’essence de 50 % pour accroître les recettes budgétaires de sorte à créer de nouvelles activités publiques et donc de nouveaux emplois, ils n’y croient pas. Le gouvernement tente d’adopter une politique économique rationnelle au moment où la défiance de la population est à son comble.

Une défiance qui a augmenté avec l’effondrement de sociétés de crédit…

Ces pseudo-banques islamiques qui étaient illégales ont fait n’importe quoi. Des millions d’Iraniens y ont perdu une part de leur épargne. Là encore, cet épisode a nourri le sentiment qu’il existe deux poids deux mesures et que le système favorise une petite minorité, celle des directeurs de ces banques qui sont partis avec les caisses au détriment des épargnants qui réclament justice.

Vittorio De Filippis

Libération

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