Il était naturel, que, à l’approche du vendredi « La victoire vient de Dieu et son issue est proche », les hauts responsables de la cellule de gestion de crise mise en place autour de Bachar Al Assad, qui craignaient de voir les protestataires profiter de la présence des observateurs onusiens pour manifester en masse et tenter d’occuper certaines places dans plusieurs grandes villes, aient ordonné de « prendre les mesures nécessaires ».
Il ne serait pas étonnant, s’agissant de la Syrie, que ces « mesures nécessaires » aient comporté l’organisation « d’évènements » justifiant une omniprésence sécuritaire et militaire renforcée dans les rues de ces villes. S’ajoutant à la mise en garde récemment adressée par le chef de l’Etat aux grands commerçants de la capitale, qui devaient choisir leur camp et cesser d’apporter leur soutien à la révolution sous peine de voir le Souq Hamidieh et Damas intra-muros subir le même sort que le quartier de Baba Amro à Homs, hier, et celui d’Al Kaylaniyeh à Hama, en 1982, elles ont momentanément refroidi l’ardeur des Damascènes, puis, le lendemain, celle des Alépins.
On notera au passage que le chef de l’Etat, qui recevait une délégation de ces commerçants en présence de son beau-frère, Asef Chawkat, a recouru dans son avertissement à une formule de menace, parlant de « démolir Damas sur leurs têtes et raser la ville et ses vieux quartiers« , qui rappelle fâcheusement celle que le défunt Rafiq Al Hariri avait entendu de sa bouche, lors de la dernière entrevue entre les deux hommes, le 26 août 2004. Furieux de constater l’opposition du Premier ministre libanais à un nouveau mandat de « son ami » le président Emile Lahoud, contraire à la Constitution, Bachar Al Assad avait alors affirmé qu’il était prêt à « casser le Liban sur la tête » de ceux qui, comme son visiteur et Walid Jounblatt, contrecarraient ses projets dans leur pays. On sait ce qu’il est advenu au premier, le 14 février 2005 à Beyrouth.
Avant que les explosions de Damas et d’Alep aient eu lieu, les Syriens étaient déjà nombreux à s’interroger sur certains détails étranges des attentats réalisés en milieu urbain. Ils ne pouvaient s’empêcher de se demander ce qui poussait les « terroristes » à agir exclusivement durant les week-ends, le vendredi (à Damas le 23 décembre 2011, le 6 janvier et le 27 avril 2012, et à Alep, le 10 février), le samedi (à Daraa le 3 mars, et à Damas de nouveau le 17 mars), ou le dimanche (à Alep le 18 mars). Sauf à supposer que ces individus travaillaient en amateurs, durant leur temps libre de fin de semaine, le choix de ces jours semblait traduire de leur part un souci paradoxal de limiter le nombre de leurs victimes, en particulier parmi les écoliers, puisque si les établissements scolaires situés dans les quartiers ciblés par les attentats sont fermés à Damas et Daraa les vendredis et samedis, ils le sont à Alep les vendredis et dimanches.
Plusieurs détails suscitaient chez eux un véritable malaise : la présence signalée de dépouilles en décomposition parmi les victimes de certains attentats, la disposition étrange d’une tête censée avoir été détachée du tronc d’un kamikaze, l’absence de traces de sang sur de nombreux cadavres, la collaboration occasionnelle de journalistes de la télévision locale à « l’amélioration » de la scène de crime, la présence à Alep d’un « témoin local » qui était précédemment apparu sous le même qualificatif lors d’un attentat à Damas, le comportement de certaines victimes prétendument mortes ou blessées qui retrouvaient soudain vigueur et énergie pour aller rejoindre leurs unités, la reprise par la majorité des simples citoyens interrogés du même slogan faisant des revendications de liberté et de démocratie la cause directe des attentats, et, partout, la présence sur les lieux de la télévision syrienne publique ou privée avant même que la poussière des explosions ait fini de retomber.
La revendication tardive des attentats du jeudi 10 mai, à Damas, et du vendredi 11 mai, à Alep, par le Front de Soutien à la Population Syrienne – de son nom complet Front de Soutien des Moujahidin Syriens à la Population Syrienne – n’a pas suffi à lever leurs doutes. Ils avaient évidemment remarqué les énormes efforts de communication déployés par ce groupe, lors de son coming out, le 24 janvier 2012, à la fois pour affirmer son appartenance à Al Qaïda, et, de manière plus étrange, pour convaincre qu’il n’avait rien à voir, ni de près ni de loin, avec le régime syrien.
* On comprend leur interrogation concernant le moment de l’apparition de ce Front et l’origine de ses membres. Selon de nombreux opposants ayant bénéficié de l’hospitalité des geôles des différents services de renseignements au cours des derniers mois, le régime syrien a délibérément relâché, sous le couvert d’amnisties qui n’étaient pas réclamées à leur profit mais au bénéfice des contestataires embastillés, plusieurs centaines de vrais ou de prétendus « islamistes ».
* On comprend leur perplexité face à un groupe qui prétend, comme il l’a redit après les derniers attentats, défendre les sunnites contre les alaouites. A ce jour, et personne ne le regrettera, il ne revendique parmi ses exploits aucune action, ni dans les villes où ces derniers sont majoritaires, Lattaquié ou Tartous par exemple, ni dans les quartiers de la capitale où ils constituent la quasi-totalité de la population, Mezzeh 86 et ‘Ouch al Warwar pour ne citer qu’eux.
* On comprend enfin leur surprise devant la constatation que ces mêmes « terroristes », à peine apparus dans le paysage local, étaient déjà en possession de centaines de kilos d’explosifs et qu’ils étaient en mesure de les acheminer sans problème apparent jusqu’au cœur de villes ultrasécurisées. Cela donnait à penser qu’ils bénéficiaient d’un soutien quelconque, un peu à la manière du Fatah al Islam naguère, dont l’ensemble des dirigeants – y compris le dénommé Abdel-Ghani Jawhar, récemment tué dans le village d’Al Qouseir, entre Homs et la frontière libanaise – avaient fait leurs classes dans les prisons syriennes, à Sadnaya ou à la branche Palestine. Leur installation dans le camp de Nahr al Bared, près de Tripoli, au printemps 2007, et leur mainmise sur les lieux n’auraient pu se réaliser sans le soutien logistique du Fatah Intifada, une faction de l’OLP conduite par Saïd Al Mouragha, plus connu sous le sobriquet d’Abou Moussa, dont on sait qu’il n’a jamais agi depuis le milieu des années 1980 que sur ordre de Damas…
Ceux des Syriens qui avaient naguère douté des fonctions exactes du cheykh Mahmoud Qoul Aghassi, dit Abou al Qaaqaa, qui n’aurait pu devenir le champion toutes catégories en Syrie du recrutement de moujahidin pour l’Irak, entre 2003 et 2004, sans la bénédiction des moukhabarat, ont lu avec intérêt une réponse en forme de fatwa donnée par le cheykh Abdel-Mouneïm Moustapha Halima. L’intéressé est connu au sein de la mouvance « salafiste jihadique » sous le sobriquet de Abou Basir Al Tartousi, qui dit clairement son origine syrienne. Interrogé, deux jours après l’apparition du Front, sur la confiance qu’on pouvait avoir dans ce nouveau groupe, il a fait état de réserves majeures (résumé en anglais, ici).
* Il s’étonnait d’abord que tous les moujahidin apparaissant dans la vidéo mise en ligne à cet effet aient le visage entièrement dissimulé. Il voyait là un manque d’audace plus que surprenant de la part de ceux qui prétendaient « protéger » les Syriens et être prêts à mourir pour eux, alors que les révolutionnaires, hommes et femmes, faisaient la démonstration, en descendant dans les rues depuis des mois à visage découvert, qu’ils avaient plus de courage qu’eux.
* La comparaison avec les déserteurs ralliant l’Armée Syrienne Libre était aussi à leur désavantage, puisque, simples soldats, sous-officiers et officiers, ces derniers se présentaient sous leur nom, face à la caméra, n’hésitant ni à décliner leur identité, ni à exhiber la carte ou le papier qui confirmaient leurs dires.
* Il désapprouvait par ailleurs leur refus de tout appel à une aide extérieure. De son point de vue, il s’agissait là d’une demande légitime, de la part d’une population exposée à un danger imminent en provenance de ses propres dirigeants, et un tel refus, infondé religieusement, faisait d’abord et avant tout le jeu du pouvoir.
* Il considérait que la comparaison qu’ils dressaient entre l’Afghanistan jadis, l’Irak naguère et la Syrie aujourd’hui était indue. Les deux premiers pays avaient été envahis par des forces d’occupation étrangère qu’il convenait de chasser. Ce n’était pas le cas de la Syrie. Elle ne pouvait donc être tenue pour une terre de jihad.
* Il critiquait aussi l’hostilité radicale du Front pour les arabes et pour les non-arabes, pour les orientaux et pour les occidentaux. Elle ne servait en rien la population syrienne, bien au contraire. Elle était même de nature à dresser contre elle tous les pays et à rendre les Etats-Unis et les autres Etats plus solidaires du régime de Bachar Al Assad.
* Il s’interrogeait également sur la traduction en anglais de certains passages, un détail qui semblait suggérer que le Front s’adressait davantage aux étrangers qu’il prétendait haïr qu’aux Syriens qu’il affirmait vouloir défendre.
* Bref, il recommandait de se montrer vigilant face à ce groupe dont rien ne pouvait garantir qu’il n’était pas un instrument entre les mains d’un pouvoir sans principes ni morale. Celui-ci avait montré par le passé, en particulier lors de la récupération de Adnan Oqla et du démantèlement de son Avant-Garde Combattante, au début des années 1980, qu’il était prêt à travestir ses hommes en islamistes si telle était la condition de son maintien au pouvoir.
Rien ne prouve, en l’état des informations disponibles, que le régime syrien EST responsable des attentats abominables qui se succèdent en Syrie depuis quelques mois et qui paraissent aller désormais en s’accélérant.
Malheureusement pour lui, ses agissements depuis le début du soulèvement et les horreurs sans précédent commises par ses militaires, ses moukhabarat et ses chabbiha, plaident contre lui. Pourquoi un régime capable de prendre des otages, de perpétrer des assassinats collectifs, de jeter à la mer des containers pleins de « disparus », d’enterrer des jeunes gens vivants, de jeter au four des détenus avant de rendre leurs restes carbonisés à leurs familles, d’égorger des chanteurs, d’étriper des prisonniers, de couper les pieds et les mains ayant profané des images présidentielles, de torturer à mort de jeunes enfants, de violer femmes et jeunes filles sous les yeux de leurs maris et de leurs parents, de mutiler les cadavres… pourquoi un tel régime hésiterait-il, lorsque sa survie est en péril, à se livrer chez lui à ce qu’il n’a pas hésité à faire ailleurs ?
D’autant que, pour en revenir aux derniers attentats, le site Zaman al wasl rapporte, à propos des explosions qui se sont produites le 10 mai à Damas et le 11 mai à Alep, des détails surprenants.
* Selon les informations recueillies par son correspondant dans la capitale, au moins l’une des victimes de l’explosion d’Al Qazzaz, le dénommé Mouayyad Huseïn Al Sebii, était détenue depuis plusieurs semaines par un service de renseignements et sa remise en liberté n’avait jamais été annoncée. Cette affaire rappelait celle du premier attentat de Damas, contre un siège de la Sécurité militaire à Kafr Sousseh…
* A Alep, l’énorme explosion entendue à proximité de la place Saadallah al Jabiri, au centre de la ville, avait été précédée et suivie de coups de feu. Espacés avant l’explosion, dont il est apparu qu’elle provenait du siège local du parti Baath, ils étaient devenus particulièrement intenses aussitôt après. Ils avaient duré près d’une demi-heure. Or la place en question est occupée en permanence, depuis près de 8 mois, par des éléments de la sécurité et des membres des chabbiha. Ce sont eux qui avaient commencé à tirer en l’air, comme s’ils essayaient de faire peur aux civils afin de vider les rues entourant le bâtiment. Quelque 10 minutes avant l’explosion, sans motif apparent, la sécurité, qui imposait depuis la même période une protection s’étendant à une centaine de mères de rayon autour du siège du parti, comme des sièges des services de renseignements, avait également coupé les rues attenantes. S’ils avaient voulu diminuer le nombre des victimes d’une explosion qu’ils savaient imminente, mais qu’ils n’avaient pas mission de prévenir, ils n’auraient pas agi autrement.
On s’en tiendra là pour le moment, en faisant deux remarques.
* Il est devenu de règle ou il est en passe de le devenir, du sud au nord du pays, que les convois de la mission d’observation soient désormais accueillis soit par des explosions, comme à Daraa mercredi 9 mai, soit par des jets de pierres, comme à Dmeir (dans la banlieue de Damas) vendredi 11 mai, et qu’ils soient stoppés aux barrages des forces du régime contrôlant l’accès à d’autres villes (ici, à Kafr Takharim), dans lesquelles ils sont plus ou moins contraints de renoncer à entrer. C’est précisément ce que veut le régime, qui n’a nullement intérêt à l’arrêt des combats, comme certains le soutiennent. Car si tel était le cas, pourquoi n’a-t-il pas retiré ses troupes et ses blindés comme il devait le faire ? Il peut ainsi continuer d’imputer à ses adversaires tout et son contraire. Or, dans les agglomérations auxquelles ils ne peuvent accéder, les observateurs sont attendus d’abord et avant tout par les habitants, impatients de montrer à des témoins qu’ils supposent impartiaux la réalité de leur situation et de leur transmettre leurs doléances. Ils savent les risques auxquels ils s’exposent en agissant de la sorte, puisque plusieurs Syriens qui s’étaient entretenus avec des observateurs ont été enlevés par les moukhabarat aussitôt après leur départ. Certains auraient été assassinés.
* Ce ne sont pas les révolutionnaires mais les partisans du chef de l’Etat qui menacent, depuis plusieurs mois, de « mettre le feu à la Syrie ». Transformés par leur aveuglement en « adorateurs de Bachar », les membres des brigades de la mort ont couvert les murs des villes et des villages reconquis de slogans tels que celui-ci :
Ils ne permettent pas de douter que, si ce n’est pas le régime en tant que tel qui met en oeuvre une politique de la terre brûlée, en favorisant la constitution de groupes terroristes et en tolérant leurs agissements, conformément à une longue tradition de manipulation rappelée, en 2006, par l’incendie d’ambassades européennes lors de l’affaire dite « des caricatures du prophète Mohammed », il ferme du moins les yeux sur les exactions de ses partisans et sur le sale jeu auquel se livrent les chefs de ses moukhabarat en remettant en liberté des boutefeux.
http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/14/syrie-attentats-terroristes-et-politique-de-la-terre-brulee/