Pendant que d’autres s’affairaient à diviser les Libanais, lui, il voulait les rassembler.
Notre Bey en Commandeur, voilà de quoi réjouir certes, mais aussi amuser. Car proverbiale est l’aversion de Samir pour les distinctions. Certains sont nés républicains et égalitaristes, lui, il a eu tôt à constater la pesanteur des titres, leur vacuité et leur coût. Féodaux, académiques ou statutaires, les signes externes de statut, hérités ou encore acquis, l’indifféraient totalement tant il est mû par la quête du sens, celui des hommes, des choses ou des événements.
Une fois découvert, le sens se doit d’être partagé : Samir est aussi, peut-être d’abord, un activiste. Depuis bientôt un demi-siècle que je le connais, il n’a jamais cessé d’avoir une liste de partenaires virtuels à la main. Pendant que d’autres s’affairaient à diviser les Libanais, lui, il voulait les rassembler. Il inventait sans cesse des terrains potentiels de rencontre sur lesquels ils pouvaient se retrouver et partait dans une nouvelle quête, celle des hommes et des femmes qu’il fallait urgemment réunir.
Car la diversité des Libanais, loin de le désespérer, aiguise son énergie. Certains la vivent comme une punitive fatalité, d’autres comme une malédiction du destin. Samir la voit comme une chance d’inspiration, d’émulation, d’enivrante interaction. Rien ne l’horripile autant que les prétentions de pureté ethnique, confessionnelle ou tribale, dans lesquelles il a tôt fait de percevoir des entreprises de domination. Et pendant que d’autres œuvraient, quitte à faire pour cela couler du sang, pour la purification des territoires ou des esprits, il s’est fait le héraut de la diversité, non point subie, mais assumée, ressentie, fructifiée. Tout le monde n’applaudissait pas à ce choix, mais la solitude ne lui a jamais fait peur tant il sait que les regroupements moutonniers sont faciles parce qu’ils doivent tout à la manipulation des instincts, alors que les ententes et les réconciliations ne se font que par une patiente mission de persuasion.
Son défi le plus constant est quasi utopique : faire que le mot « Liban » ne soit plus synonyme de guerre fratricide à répétition, mais une métaphore pour une diversité maitrisée et heureuse. Avouons que les Libanais étant ce qu’ils sont, il y a, pour y parvenir, beaucoup à faire. Inutile de le dire à Samir : il ne fonctionne pas aux probabilités de succès, mais à la justesse des convictions. Le calcul n’est pas son attribut le plus évident, et c’est là que, paradoxalement, réside sa force. Sa force face au mal qui a rongé son corps, sa force face à la tragédie qui a détruit son pays, sa force face à l’égarement qui ne cesse d’aliéner ses compatriotes. C’est ce déni du calcul qui, oui, fait sa force mais fait aussi, pour ceux qui le connaissent, son charme.
Que la France distingue Samir, est une illustration supplémentaire de sa fine connaissance du Liban et de la vieille tendresse qu’elle lui porte. Le poète de 1861 disait bien que « Paris tremble au canon de Beyrouth ». Il écrirait aujourd’hui que le même Paris s’inquiète de l’insouciance des Libanais et de leur irresponsabilité. En décorant la poitrine de notre ami, la France veut aussi distinguer ceux parmi les Libanais que minent le souci de l’unité et la crainte des divisions et qui œuvrent sans relâche pour la paix civile et la convivialité. Pour ce geste et pour bien d’autres, nous lui sommes reconnaissants.
Samir Frangié recevra les insignes de Commandeur dans l’ordre de la Légion d’Honneur le 10 octobre à la Résidence des Pins.