François Ruffin brandissant le numéro sur les grosses enceintes de Challenges à l’Assemblée nationale,en octobre 2017..
Inventé dans les années 1930, utilisé à droite comme à gauche, souvent aux extrêmes, ce slogan réducteur, mais efficace, demeure ancré dans la société.
Contre toute attente, l’homme politique qui cite le plus souvent Challenges et son classement des 500 fortunes est un député de La France insoumise. En octobre 2017, à l’Assemblée nationale, François Ruffin brandissait notre magazine pour dénoncer la progression scandaleuse du patrimoine des « ultra-riches ». Depuis, il a fait sienne une formule qu’il répète à l’envi, celle des « 500 familles », ces « 500 familles qui se gavent » et dont Emmanuel Macron serait le président asservi. En utilisant cette expression, le député Insoumis de la Somme ressuscite un mythe ancien, celui des « 200 familles ». Lancé dans les années 1930, employé à gauche comme à droite, en particulier aux extrêmes, ce slogan garde son efficacité politique pour désigner l’oligarchie financière qui tiendrait, de manière occulte, la France sous sa coupe.
Succès dans les kiosques
« Deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique française, déclare Edouard Daladier au congrès du Parti radical, en 1934. L’emprise de 200 familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les 200 familles placent leurs mandataires dans les cabinets politiques. Elles agissent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la presse. » Ce nombre magique de 200 n’a pas été choisi par Edouard Daladier au hasard. Il correspond au nombre des plus gros actionnaires de la Banque de France, ceux qui, selon ses statuts établis par Napoléon Ier, peuvent participer à l’assemblée générale de la Banque, alors privée, et surtout désigner ses douze régents. Ceux-ci seront recrutés au long de son histoire dans les mêmes dynasties de banquiers, les Mallet, les Hottinguer, les Mirabaud, les Vernes ou les Rothschild.
L’idée d’Edouard Daladier n’est pas nouvelle. A la fin du Second Empire, le journaliste Georges Duchêne, disciple de Pierre-Joseph Proudhon, dénonçait déjà une « féodalité financière » de « 200 nababs » et mettait en accusation, outre ses gouverneur, sous-gouverneurs, régents et censeurs, « les 183 individus gravitant autour de la Banque, et qui concentrent entre leurs mains la totalité du pouvoir financier et le plus clair de la fortune publique ».
C’est seulement dans les années 1930 que la formule connaîtra son heure de gloire. A l’approche des élections de 1936, presque toute la presse de gauche s’en empare. Le Crapouillot consacre un numéro spécial aux « 200 familles », la meilleure vente de son histoire. Sur sa couverture figurent les portraits de six oligarques, dont ceux de François de Wendel et d’Eugène Schneider. Dans son discours de la « main tendue », Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, appelle à « l’union de la nation française contre les 200 familles et leurs mercenaires« . La veille du scrutin, L’Humanité titre en une: « Assurer la défaite des Deux cents familles ». Comme le souligne Pierre Birnbaum dans Genèse du populisme (Fayard), en adoptant cette stratégie de rassemblement, les communistes français abandonnent la doctrine du « classe contre classe » définie au Congrès de Tours en 1924: « A l’exception des ‘gros’ – Rothschild, de Wendel, les Deux cents familles –, tous les Français peuvent entrer dans le vaste et hétéroclite rassemblement que propose le Parti communiste. »
Le nouveau slogan est aussi fédérateur que simplificateur. Après la victoire du Front populaire, la formule est adoptée bien au-delà de la gauche. « Dès 1937, un glissement vers l’extrême droite se dessine, observe l’historien Jean-Noël Jeanneney. La dénonciation des 200 familles nourrit les ressentiments qui se développent dans le monde de la petite entreprise envers la grande industrie qui aurait assuré son salut à leurs dépens. Une coloration d’antisémitisme apparaît alors, qui était absente à l’origine. »
Cet antisémitisme culminera avec les écrits de Henry Coston, auteur en 1944 d’un pamphlet intitulé Je vous hais !. Selon lui, les « 200 familles » ne sont que « l’état-major judéo-capitaliste des consortiums et des trusts ». Bien après la guerre, le polémiste publiera Le Retour des deux cents familles et Les Deux cents familles au pouvoir. Peu importe que la Banque de France ait été nationalisée en 1945, et que ses supposés tout-puissants actionnaires aient disparu, « le mythe est toujours bien ancré », affirment Pierre-Henri de Menthon et Eric Tréguier, le directeur délégué et l’artisan du classement des « 500 fortunes » de Challenges, dans Ces 200 familles qui possèdent la France (Hachette).
« Mythe complotiste »
La formule refait régulièrement surface. « Notre pays fonctionne toujours comme au temps des 200 familles de Daladier, en 1934 », déclarait la sociologue militante Monique Pinçon-Charlot, après la parution en 2010 du livre coécrit avec son mari Michel Pinçon, Le Président des riches(La Découverte), enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy. A la même époque, le magazine Marianne et le site Mediapart évoquaient « le retour des 200 familles ». Même si les héritiers des plus gros actionnaires de la Banque de France se comptent désormais sur les doigts d’une main dans notre classement, une partie de l’opinion croit toujours dur comme fer à l’existence d’une caste qui se reproduirait de génération en génération et qui, dans l’ombre, « tirerait les ficelles » de la politique française.
Affiche de 1936 dénonçant la mainmise des » 200 familles « . La formule est reprise par la presse de gauche à la veille de la victoire du Front populaire. (Aurimages/AFP)
« La théorie des 200 familles est clairement un mythe complotiste, observe Florent Le Bot, enseignant à l’IDHES de l’Université d’Evry, auteur de plusieurs travaux sur le sujet. Comme l’ont été les jésuites, les juifs ou les francs-maçons, un groupe minoritaire et caché est accusé de conspirer contre la majorité, et ainsi rendu responsable des malheurs de chacun. »
Jean-Noël Jeanneney, lui, y voit un « thème appauvrissant » qui « empêche d’apercevoir la complexité des antagonismes et des chaînes de solidarité qui font le tissu vivant de la société française ». Cependant, ajoute l’historien, « son rejet ne doit pas empêcher d’analyser la part de vérité qui s’y trouve. Une idée fausse est un fait vrai ».