Dans un article remarquable, intitulé Ur-Fascism, Umberto Eco écrit : « Si la réconciliation signifie respect et compassion à l’égard de tous ceux qui ont combattu de bonne foi pour une cause donnée, le pardon par contre ne signifie pas l’oubli ». La réconciliation n’implique pas l’amnésie, le refoulement d’événements tragiques sans autre forme de procès. La réconciliation et le pardon tournent effectivement la page d’une période douloureuse mais impliquent surtout de nous rappeler que nous sommes là pour que de tels faits ne se reproduisent plus. Je peux parfaitement admettre que Slobodan Milosevic et les siens ont cru agir pour la bonne cause mais je ne peux, en aucun cas, leur dire : « Ca va maintenant, vous pouvez revenir et défendre votre cause comme vous l’entendez ». Pardonner c’est d’abord faire mémoire, sans haine et sans esprit de revanche mais avec la détermination solennelle que « ceux » à qui on a pardonné ne feront plus jamais ce qu’ils ont fait.
Les précédentes considérations s’avèrent d’actualité au Liban maintenant que l’ancien général Michel Aoun est installé comme président de la république, réalisant ainsi son ambition personnelle de longue date. Cependant, sa présence à la tête de l’Etat libanais, si elle met fin à une dangereuse période d’instabilité due au blocage institutionnel, possède néanmoins une dimension qui va bien au-delà de la personne du président lui-même voire du bon fonctionnement des institutions libanaises.
L’élection du président Aoun, acquise par les moyens que l’on connaît, s’avère être curative d’une certaine frustration de l’imaginaire chrétien libanais, spécialement maronite. En effet, depuis les Accords de Taëf (1989), le psychisme collectif chrétien se remet difficilement de sa propre défaite militaire largement due aux tueries inter-chrétiennes de 1988-1990. Quoi qu’il en soit, ce psychisme a toujours mal digéré son statut de « victime » de Taëf, même si une telle image est souvent plus fantasmée que réelle. Peu importe, elle demeure largement opérante et c’est elle qui explique plus d’un détail de la vie politique depuis le retrait de l’occupant syrien en 2005. Les forces politiques, hostiles à Taëf, ont su manœuvrer en adressant leur discours à ce psychisme fragilisé par son propre discours victimaire. Maintenant que Michel Aoun est à Baabda, la tension que cette frustration entraîne, ainsi que la résistance qu’elle induit à l’égard du vivre-ensemble libanais, sont supposés être retombés. L’opinion publique chrétienne doit en principe se sentir mieux sécurisée et se dire qu’un certain rééquilibrage, même symbolique, a été opéré. Le psychisme collectif pourrait, ainsi, mieux se libérer du repli identitaire et s’ouvrir un peu plus vers un esprit de citoyenneté.
Il est cependant à craindre que tel ne puisse pas être le cas, vu l’évolution mondiale actuelle où les opinions publiques effectuent un dangereux virage à droite, voire à l’extrême-droite. Certes, il est hors de question d’imaginer que des régimes fascistes et/ou totalitaires comme ceux des années 1930 puissent émerger aujourd’hui. L’extrême-droite actuelle, profane ou religieuse, fait bon ménage avec la démocratie. De plus, elle sait comment l’utiliser à son avantage. La mondialisation de la révolution médiatique permet un meilleur impact, en termes de populisme, plus efficace que les discours de Mussolini et les spectacles nazis de Nuremberg.
Le populisme dont on parle beaucoup aujourd’hui n’est pas un choix, c’est juste une émotion collective induite soit par des meneurs charismatiques et démagogues, soit par les images et les informations des réseaux cybernétiques, sur lesquels nous n’avons aucune prise. Comme le disait Zinoviev : « Les idées justes sont individuelles, les idées fausses et superficielles sont de masse ». La philosophe Simone Weil lui fait écho : « La pensée ne se forme que dans un esprit seul, en face de lui-même. Les collectivités ne pensent point ». C’est là que réside précisément le danger de l’Identitaire : la colonisation de l’âme individuelle par l’âme collective. Pour Serge Moscovici, « groupes et masses vivent sous l’emprise de mouvements affectifs extrêmes » sans avoir les moyens rationnels de les canaliser. Un individu voit, à son insu, sa personnalité se métamorphoser au sein d’une masse. Il se transforme en écho d’une réalité extérieure à lui-même. A travers son « moi », c’est le « nous » qui parle.
Ainsi dilué, ou transformé en passoire, l’individu victime d’une émotion négative, se trouve comme séparé de lui-même. Il se soumet à l’ethos du groupe ou à l’autorité du meneur et de ses moindres suggestions. Gustave Le Bon et Sigmund Freud ont eu le mérite de donner un sens à de tels mécanismes en rapprochant la suggestion et l’influence avec la névrose. Cette dernière, comme hystérie individuelle, rendrait l’individu incapable de vivre avec autrui tant elle l’enferme en lui-même. Par contre, les deux premières, en tant qu’hystérie collective, faciliteraient à l’individu la vie en groupe, moyennant toutes sortes de compromis. En résumé, pourrait-on dire avec S. Moscovici, l’influence et la suggestion rendent « social, alors que la névrose rend asocial ».
C’est peut-être en cela que l’espoir dans un retour du politique, en tant que recherche permanente du compromis, n’est pas perdu même si nous devons traverser à l’ère des masses, comme cela semble être le cas aujourd’hui, une phase de transition qui s’annonce particulièrement floue, turbulente et douloureuse.
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Beyrouth