Par Arnaud Bédat
Convaincu d’avoir été victime d’un complot, Michel Platini répond sans détour et réclame que la justice identifie les conspirateurs. Interview exclusive d’un homme meurtri, impatient qu’on siffle enfin la fin d’un match qu’il prétend truqué et entaché de scandales.
– La justice suisse vous a blanchi de toute accusation de malversations en mai 2018. Mais la FIFA vous réclame aujourd’hui le remboursement de ces fameux 2 millions que vous avez perçus à l’époque…
– Expliquez-moi: pourquoi la FIFA a-t-elle attendu si longtemps pour me demander la restitution de cette somme? Tout d’abord parce qu’elle sait que ce paiement était parfaitement légitime, validé par son président, son comité exécutif, la Commission financière, le congrès annuel et les auditeurs… Donc, pour répondre à votre question, cette demande de remboursement est une manière pour Infantino de masquer la vérité. C’est un grand manipulateur. Il a parfaitement conscience que c’est la seule manière pour lui d’entretenir dans l’opinion publique un doute me concernant. La justice civile tranchera cette question et cela mettra ainsi un terme définitif à ce débat.
– Avec le recul, êtes-vous désormais certain aujourd’hui d’avoir été victime d’un complot?
– Le fait que j’aie été victime d’un complot est pour moi une évidence. En 2016, la présidence de la FIFA aurait dû me revenir à une très large majorité, tout le monde le sait. Infantino, qui était mon secrétaire général à l’UEFA, le savait mieux que personne. Or, comme l’ont révélé de nombreux articles de presse, il semble que Gianni Infantino ait habilement combiné, au début de l’été 2015, pour faire en sorte que je sois écarté de la course à la présidence de la FIFA, par des accords de circonstance passés en coulisses entre le procureur général de la Confédération Michael Lauber, son porte-parole Marty, le procureur en chef Olivier Thormann, le responsable du service juridique de la FIFA Marco Villiger, l’ami d’enfance d’Infantino, le procureur valaisan Rinaldo Arnold, et le tout avec l’aide de l’avocat zurichois Michele Bernasconi, du cabinet Bär & Karrer…
– A vous entendre, la Suisse a totalement trahi sa démocratie et son Etat de droit…
– J’aime profondément votre pays, j’y suis bien et j’y ai des amis chers. Je continue de vivre avec bonheur sur les hauteurs de Nyon (VD). Je ne perds pas espoir de voir la justice faire finalement son travail. Le problème est de savoir quand et quel magistrat va être chargé de la dénonciation adressée par la France à la Suisse, pour des faits liés à ce complot que je dénonce. Le système est ainsi fait que l’enquête, qui doit également viser le Ministère public de la Confédération (MPC), le procureur Lauber, son porte-parole Marty et certains dirigeants de la FIFA, va être déléguée à un procureur spécial désigné par ce même MPC… J’avoue que cette situation est surprenante, même si je veux garder la foi dans le bon fonctionnement de vos institutions.
– Il ressort du rapport de l’autorité de surveillance du parquet fédéral qu’Infantino et Lauber se sont, après votre éviction, réunis au Schweizerhof à Berne, propriété du Qatar, le 16 juin 2017. Aucun des participants ne se souvient de ce qui s’est discuté lors de cette réunion secrète. En novembre 2017, le MPC clôture la procédure pénale contre X qui visait Infantino. Pensez-vous que l’on peut encore parler ici de coïncidence?
– Ecoutez, ne me faites pas aller sur ce terrain-là. C’est certain qu’il y a des choses difficiles à avaler, mais je pense qu’il faut toujours respecter le principe de présomption d’innocence. La seule chose nécessaire, selon moi, c’est qu’une vraie enquête ait lieu pour que la vérité puisse apparaître au grand jour!
– Ce mélange des rôles, ces réunions secrètes, ces personnes qui n’ont pas peur de porter plusieurs casquettes, tout cela paraît complètement irréel, et pourtant on sait maintenant que ça a bien eu lieu…
– Oui. Et la Suisse ne peut pas se satisfaire de cette situation. Le conflit d’intérêts est omniprésent. Comment le monde des avocats et de la justice ne s’indigne-t-il pas de voir, par exemple, que Sepp Blatter et Michael Lauber ont le même avocat, en la personne de Lorenz Erni, à Zurich? Michele Bernasconi, qui a été mon avocat au début de la procédure pénale, est aujourd’hui chargé des intérêts de la FIFA… Il faut que l’on m’explique comment tout cela est admissible. Et par quel passe-droit Gianni Infantino, patron de la FIFA, peut-il faire des réunions de travail secrètes, non protocolées, avec Michael Lauber, sans que finalement personne soit réellement inquiété?
– Que demandez-vous aujourd’hui?
– Que justice soit faite! Je n’y croyais pas, au début, mais c’est pour moi aujourd’hui une évidence: j’ai bien été victime d’un complot. Il est important, non seulement pour moi mais aussi pour l’histoire de la FIFA, que la justice l’établisse. Ce n’est pas très compliqué, il faut juste commencer par interroger toutes les personnes concernées. Et que le magistrat en charge soit à la fois indépendant, objectif et compétent. Je pense que le mieux, même si la loi ne le prévoit pas, serait par exemple que les personnes qui ont fait partie de l’autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération supervisent cette enquête.
– Selon le rapport de cette même autorité de surveillance, Lauber «a contrevenu à plusieurs devoirs de fonction, n’a pas dit la vérité, a entravé lui-même l’enquête [de cette autorité]et fait preuve d’une mauvaise compréhension de sa profession». Qu’en dites-vous?
– (Soupir.) Ecoutez, le principal problème est que Lauber et Infantino se croient intouchables et au-dessus des lois. C’est pour cela qu’ils se sont permis ce type de réunions, impensables dans un Etat de droit qui se respecte. Je pense que Lauber a conscience qu’il a franchi la ligne rouge. Infantino, lui, devrait à mon sens remettre son mandat. Mais le problème, c’est qu’il est devenu président de la FIFA par un habile concours de circonstances, en opportuniste, sans avoir de légitimité particulière. Il va donc tout faire pour s’accrocher à son poste.
– A Berne, les principaux procureurs ont tous été visés par des procédures. Lauber a vu sa récusation confirmée par le Tribunal fédéral, il en est de même pour l’ancien procureur fédéral en chef Olivier Thormann, qui a même dû quitter son poste en novembre 2018. Maintenant, on lit qu’un autre procureur qui a été chargé du dossier FIFA, Cédric Remund, aurait lui aussi participé à au moins une réunion secrète avec Infantino et Lauber. Que vous inspire cette situation digne de Kafka?
– (Rires.) Votre question contient la réponse… C’est ubuesque! Il est tout simplement invraisemblable que, dans une enquête aussi sérieuse que celle conduite contre la FIFA, tous les principaux procureurs soient mis hors jeu! D’ailleurs, l’autorité de surveillance a elle-même constaté des suspicions de violation de secret de fonction. Mon avocat à Berne, Dominic Nellen, me dit que, dans un tel cas, il y a obligation d’agir en dénonçant les faits à un procureur extraordinaire, ainsi que la loi le prévoit. Mais là encore, rien ne semble avoir été fait. On marche sur la tête! Quel triste spectacle. Je comprends que le Département de justice américain et le FBI ne soient pas contents et réclament plus de coopération de la part de la Suisse.
– Précisément, les Etats-Unis semblent militer aujourd’hui pour l’annulation de la Coupe du monde au Qatar, en raison de l’achat des votes, de la corruption. Qu’en pensez-vous?
– C’est légitime de considérer que si le vote a été truqué, que s’il y a eu corruption par le versement de pots-de-vin, la FIFA ne peut pas fermer les yeux. C’est évidemment très dur pour le Qatar qui a tant investi dans les stades et les infrastructures, et je vous rappelle que j’avais moi-même porté mon choix sur ce pays. Mais dans la mesure où la justice américaine semble avoir des preuves irréfutables, on ne doit pas jouer une Coupe du monde entachée d’illégalité. Il faut avoir une certaine autorité morale pour remettre en cause un vote truqué: Infantino n’a ni l’envergure ni l’éthique qu’un président de la FIFA doit avoir pour prendre de telles décisions.
– Et si Infantino, miné par les affaires, devait finalement démissionner de la FIFA, seriez-vous candidat à sa succession? Ce serait une belle revanche, non?
– Ma démarche ne s’inscrit ni dans la revanche ni dans la vengeance. Mon seul et unique moteur, c’est mon désir de justice. Que la suite de ma vie soit liée au football ou non n’est finalement pas si important face à la nécessité d’établir une fois pour toutes la vérité. Et pour cela, il faut du courage, de la persévérance et de la clairvoyance. J’espère de tout cœur que les magistrats suisses qui seront chargés de traiter ce dossier auront toutes ces qualités pour que l’on puisse enfin siffler la fin du match l’esprit tranquille.