On lit souvent qu’en Syrie, la Russie avait une stratégie et pas nous. Ce n’est pas, selon moi, exact. L’objectif de Poutine, certes, était clair: maintenir au pouvoir, à tout prix, Bachar et son clan, alliés de toujours de Moscou dans la région et seuls à même, pour les Russes, d’assurer la stabilité du pays. Mais nous avions nous aussi, Américains et Européens, un objectif clair: éliminer Bachar, responsable à nos yeux de l’écrasement de son peuple, de la radicalisation de son opposition et finalement de la montée en puissance de Daech. Et faciliter la transition vers une Syrie sans Bachar.
Nous ne nous sommes pas donné les moyens d’atteindre cet objectif. Il est vrai que nous nous appuyions sur une opposition divisée, incapable de s’entendre sur un projet cohérent. Nous n’avons pas su la fédérer ni l’aider efficacement. En outre nous avons envoyé de mauvais signaux aux belligérants. Le pire est advenu quand le Président Obama a averti Damas que l’utilisation d’armes chimiques par son armée constituerait une ligne rouge que nous ne laisserions pas transgresser. La ligne a été franchie … et nous n’avons rien fait. Les frappes aériennes qui ont ciblé Daech en Irak et en Syrie ont tout juste stabilisé le front. L’engagement de nos troupes au sol a été, à juste titre, exclu. Dès lors la voie était libre pour la Russie qui est venue sauver le régime de Bachar de l’effondrement qui le menaçait, en bombardant massivement ses oppositions et pas seulement (pas principalement?) Daech. Une fois encore les démocraties ont fait la démonstration de leur faiblesse face aux régimes autoritaires.
Et maintenant? La diplomatie française est la dernière, ou presque, à s’en tenir à la ligne du refus de toute discussion avec Bachar qui était celle de N. Sarkozy et la mienne. Dans le contexte actuel, cette ligne est devenue : ni Bachar ni Daech. Le problème, c’est que nous sommes aujourd’hui les derniers et les seuls à tenir bon. Le Président Obama n’avait qu’un but : l’accord nucléaire avec l’Iran. Il l’a atteint. On parle beaucoup dans les chancelleries de contacts entre Russes et Américains pour trouver une sortie de crise en Syrie. Nos partenaires européens sont muets ou prêts au dialogue. Quand je parle de morale et des crimes de Bachar, on me fait remarquer avec quelque condescendance que je suis bien le seul à croire à la morale en politique étrangère. Je crains que le moment ne soit donc venu de boire le calice jusqu’à la lie et de nous asseoir à Genève à la table de négociation avec Bachar. Peut-être trouvera-t-on le moyen de sauver la face. Mais la vérité est bien celle-ci: Poutine a gagné.
Pour combien de temps? Je souhaite bien sûr de tout coeur qu’un accord politique permette de rétablir la paix dans la région et que les millions de réfugiés chassés de Syrie puissent regagner leur terre. C’est notre intérêt direct. Mais les conditions d’une pacification durable ne seront pas faciles à réunir. Les Russes qui n’ont pas réussi à vaincre les Talibans en Afghanistan pourront-ils éradiquer Daech du Proche et Moyen Orient? J’entends bien que les contextes sont très différents mais il faudra une forte coalition pour venir à bout d’un Etat islamique auto-proclamé dont les moyens sont considérables. Les pays arabes, Arabie Saoudite en tête, verront-ils durablement d’un bon oeil se constituer une alliance russo-iranienne dans la région? Bien d’autres questions sont posées par l’intervention russe et la diplomatie conquérante de Poutine. Il est vrai que beaucoup en France et en Europe sont plus réticents à se mettre dans la roue des Etats-Unis que dans celle de Poutine. Gaullisme sans doute mal compris. Il n’est évidemment pas question de nous antagoniser avec la Russie qui est un voisin et un partenaire incontournable. Quand j’étais au Quai d’Orsay, entre 2011 et 2012, je n’ai jamais cessé de parler avec mon homologue Sergueï Lavrov. Pour expliquer et défendre la ligne de la France en rassemblant autour d’elle nos partenaires européens. Aujourd’hui l’Europe est hors jeu et la France seule.