L’image que le peuple de Belgique a donnée hier, suite aux terribles attentats terroristes, était particulièrement belle et émouvante. Au cœur du vieux Bruxelles, la foule rassemblée déposait des fleurs, allumait des bougies. L’ambiance, empreinte d’une certaine retenue douloureuse en début de journée, évolua d’heure en heure vers une atmosphère moins endeuillée, plus solidaire, plus déterminée, voire même plus festive. La culture de vie affirmait sa supériorité sur la culture de mort.
Ces gens anonymes, qui étaient sortis de chez eux, se sont retrouvés au centre-ville de leur capitale, c’est-à-dire dans cette matrice unique de l’individu-citoyen. On n’insistera jamais suffisamment sur la haute symbolique du centre-ville d’une capitale. C’est le lieu, par excellence, où le ciel et la terre se rejoignent. C’est là où se croisent, de manière invisible et imperceptible, toutes les figures de la sacralité de ce qu’on appelle un peuple, une nation, une patrie, une souveraineté, un citoyen etc … Bruxelles est à la fois capitale du Royaume de Belgique mais également celle de l’Union Européenne qui ne parvient pas, du moins jusqu’à hier, à dépasser les narcissismes étriqués des états-nations qui la composent.
Le peuple belge, comme le peuple libanais d’ailleurs, qu’on dit tellement désuni par ses conflits linguistiques permanents et ses communautarismes étroits, nous a étonnés par son cri répété de la devise nationale de son royaume: « L’Union fait la force ». Il faut rendre un hommage vibrant à cette réaction car elle vient d’un peuple qui a tant fait pour trouver des compromis, parfois boiteux, mais acceptables à ses querelles communautaires. Et c’est ce qui fait de la Belgique un pays où il fait si bon vivre ; un pays où le respect scrupuleux de la dignité de l’homme et de ses droits fondamentaux est une réalité que nul ne peut contester et dont, malheureusement, profitent parfois les ennemis des libertés.
L’image de la Place de la Bourse, à Bruxelles, ne pouvait pas ne pas rappeler ce que nous avons précédemment vu à New York, à Madrid, à Paris et ailleurs dans des circonstances semblables. Elle ne pouvait pas ne pas rappeler ce que le Liban avait vécu lors de l’assassinat de Monsieur Hariri et de la série d’attentats terroristes qui suivirent. Les images libanaises de 2005 ne disaient pas autre chose : « L’Union fait la force », du moins pour la majeure partie du peuple libanais. Et c’est cette logique d’union, sous quelque titre qu’elle s’exprime, qui a pu résister au raz de marée de la terreur et des forces de la désunion identitaire. Aussi fragile soit-elle, c’est cette logique d’union qui a constitué un barrage de protection de ce qui reste de l’Etat libanais.
Oui, mais union contre qui ? Le terrorisme est un phénomène de la modernité. Il est le symptôme d’un ré-ensauvagement de l’homme. La mondialisation a éliminé les frontières, donc les repères de toute souveraineté. Elle a remisé au grenier, ou presque, les notions de « politique » et de « citoyenneté ». La mondialisation a dénaturé la vie publique en réduisant cette dernière à un face à face entre groupes de pression, utiles et importants certes, mais qui ne bénéficient pas de la représentativité démocratique. D’un côté, nous trouvons le fameux corporate power, c’est-à-dire les réseaux de la finance internationale, acteurs sans visage et sans âme. En face d’eux, en qualité d’interlocuteurs, nous avons les réseaux d’organisations non gouvernementales (ONG) qui, souvent, pallient à l’indigence voire à l’absence d’un service public. Mais ni les uns ni les autres ne peuvent se targuer d’être l’expression de la règle du droit et de la loi. Aujourd’hui, la volonté politique et démocratique des peuples compte peu face à celle des réseaux sur lesquels l’homme n’a aucune prise. Entre leurs mailles tel une passoire, il est traversé par toutes sortes de flux qui lui font confondre le réel et le virtuel.
Dès 2005, Jean-François GAYRAUD avait mis en garde contre la métamorphose de notre monde, qui serait devenu « Le Monde des Mafias » selon le titre de son ouvrage sur la géopolitique du crime organisé. Le terrorisme actuel qui ravage la planète et qui risque de tout emporter est une stratégie de réseaux mafieux. Nous faisons face aux réseaux du crime et non à telle ou telle religion en tant que système de pensée et de croyances. L’ennemi public ce n’est pas l’Islam lui-même mais ce sont les réseaux mafieux et criminels, aujourd’hui islamistes. Il appartient aux musulmans eux-mêmes de faire le ménage chez eux afin qu’une telle confusion cesse.
Le cri du peuple belge doit nous servir de leçon. « L’union fait la force », mais c’est l’union autour de valeurs partagées et non une alliance de croisade. Il appartient aux modérés du monde, surtout ceux du pourtour méditerranéen, de mettre sur pied des réseaux d’union face à l’extrémisme et au nihilisme.
L’attentat de Bruxelles aurait-il un impact positif ? Pourrait-il enfin réveiller les peuples de l’Union Européenne et les mobiliser vers plus d’unité politique, vers la construction d’un authentique espace public européen avec tout ce que cela comporte comme institutions de protection de la sécurité et des droits de tout un chacun ? On ne peut que l’espérer car la puissance du crime organisé est proportionnelle à la désunion et au morcellement de ses victimes.
Hommage donc au Royaume de Belgique dont la devise nationale « L’Union fait la force » devrait être le mot d’ordre de tout homme libre qui n’a, face au radicalisme et à la terreur aveugle, que sa force de conviction dans le vivre-ensemble qui s’exprime par l’appel : « Modérés de tous les pays, unissons-nous ».