De notre envoyé spécial à Benghazi,
Sans attendre les résultats officiels des premières élections législatives libres organisées samedi 7 juillet en Libye, l’Alliance des forces nationales affirme être arrivée «en tête dans la plupart des circonscriptions». Son principal adversaire, le parti Justice et Construction, créé par les Frères musulmans, a, de son côté, déjà reconnu «la nette avance à Benghazi et Tripoli» de cette Alliance formée par l’ancien premier ministre Mahmoud Jibril. Tout laisse ainsi à penser que vient de se briser en Libye l’élan des islamistes, qui l’ont emporté au Maroc, en Égypte et Tunisie, soit dans toutes les consultations démocratiques organisées dans la région depuis le déclenchement du «printemps arabe».
Que les Frères musulmans admettent, dès le lendemain du scrutin, «l’avance» de leurs concurrents ne relève pas de la tactique, mais semble au contraire souligner ce qui pourrait s’apparenter à une véritable déroute. Tripoli et Benghazi représentent environ la moitié du corps électoral. Le pire, pour les islamistes, qui n’étaient pas favoris en Tripolitaine, est leur déconvenue à Benghazi et, semble-t-il, dans cette Cyrénaïque pétrie par l’islam orthodoxe. Selon plusieurs informations recueillies sur place, ils auraient même été battus par la liste de l’Alliance à Derna, ville islamiste s’il en est. Le principal handicap du parti Justice et Construction était connu: les Libyens, nationalistes sourcilleux, savent que leurs «Frères» sont issus de la confrérie née dans l’Égypte voisine. Or, de nombreux habitants regardent l’Égypte de haut, ce pays étant associé à l’image des travailleurs immigrés confinés aux tâches subalternes à Tripoli et Benghazi.
Le scrutin législatif libyen, particulièrement complexe, peut toujours réserver des surprises. C’est pourquoi l’Alliance des forces nationales (AFN) se garde de tout triomphalisme. Ce sont ses listes, élues à la proportionnelle, qui, selon les premiers décomptes, sont arrivées largement en tête. On ne sait toutefois pas combien des 80 députés désignés à la proportionnelle porteront ses couleurs dans la prochaine assemblée libyenne de 200 membres.
Des «électrons libres»
On sait encore moins combien parmi les 120 candidats se présentant au scrutin uninominal à un tour lors de ces mêmes élections iront rejoindre ses rangs. L’AFN soutenait officiellement 76 de ces candidats, dits «indépendants». Mais les autres partis, à commencer par les Frères musulmans, téléguidaient en sous main nombre d’«indépendants». Sitôt les résultats officiels proclamés, lundi ou mardi, débuteront les grands marchandages. Chaque parti cherchera à attirer le maximum de ces «électrons libres», pour bénéficier d’une majorité la plus large possible.
Ce jeu, qui pourrait durer, nécessitera de passer des compromis, avec des familles, des clans, des tribus, et sans doute aussi beaucoup d’argent. A priori, malgré leur savoir-faire, les Frères musulmans ne devraient pas être en mesure d’inverser la tendance électorale dessinée par les listes partisanes. D’abord parce que la formation arrivée en tête est toujours plus attrayante que les suivantes. Ensuite, parce que Mahmoud Jibril, lui-même membre des Warfallas, la plus importante tribu libyenne, a justement joué la carte tribale dans ces élections.
Revenu en Libye en 2006, lors de «l’ouverture» pratiquée par le fils Kadhafi, Seïf al Islam, qui libéra à la même époque nombre d’islamistes, Mahmoud Jibril n’a pas craint de tendre la main aux tribus restées jusqu’au bout fidèles à la dictature. L’ancien directeur de l’agence de développement économique de la Libye de Kadhafi, qui a rejoint aux premières heures la révolution, a manifestement tissé un réseau touchant, dans ses profondeurs, l’ensemble de la société libyenne.
«En ces temps difficiles pour la Libye, répétait encore fois dimanche Hammada Siala, le porte-parole de l’Alliance, nous ne devons exclure personne. Dès le début de la campagne, nous avons appelé au rassemblement le plus large possible.» Payante, semble-t-il, dans les urnes, cette stratégie pourrait conduire l’Alliance à tendre beaucoup de mains à l’Assemblée, peut-être même à des islamistes, Mahmoud Jibril, qui n’était pas candidat aux législatives, cherchant à préserver sa stature d’homme d’État pour une éventuelle prochaine élection présidentielle.